Christophe Manon
Chants de l'aversion et de la fascination
Il faut considérer le livre de Christophe Manon comme une réécriture de L'Ecclésiaste, qui s'affilie à la longue lignée des méditations sur la mort. Ce faisant, Christophe Manon brasse en palimpseste l'histoire littéraire de la vanité.
Tout, c'est-à-dire Pâture de vent, commence par une vision cosmique du monde, " C'est ainsi que tout a commencé. Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. L'univers était en expansion et le monde tournait mollement sur son axe sans qu'on s'en aperçoive [...] La vie s'épanouissait imperceptiblement et le temps s'était résigné à s'écouler comme il se doit, selon les lois du temps, sans toutefois prendre garde au sens de son écoulement ", une vision qui balaie l'univers et le temps et tournoie jusque se concentrer sur une fille et un garçon, sortes d'êtres originels dans la nudité d'une prime et brève innocence, pour nous faire adopter le point de vue du garçon, probable narrateur ensuite. Au commencement était le commencement de ce livre, industrieusement mené. Qui une fois parti, est parti, et foin de l'industrie, car c'est avec l'élan du cœur et de l'esprit que filent l'écriture et les considérations sur le temps et la mort de Christophe Manon. Le récit est en réalité un chant en prose, divisé en deux chants. Un chant qui se laisse emporter par sa propre voix, sombrement exaltée.
Écartons tout de suite l'idée de récit classique, de narration, sinon de roman, bien que le terme " fiction " soit posé à l'entrée du livre, mais si tout est vanité, tout est fiction aussi, et c'est ainsi qu'il faudrait voire le lire, ce terme, et l'entendre, après lecture du livre. Les êtres et les choses au fil de l'écriture se meuvent et se transforment et constamment, à la vitesse de l'écriture, très rapide chez Christophe Manon (et aussi très lente dans son caractère méditatif), et le texte est lui-même une constante métamorphose sous nos yeux, est celui de l'inconstance des hommes pris dans la constance de la mort. Le seul fil narratif qui soit au cœur de ces chants, s'il en fallait un, est le fil de l'écriture, qui ne tient qu'à un fil, mais solide, ambitieux, c'est " un chant à la fois frêle et faramineux ", un chant joyeusement funèbre. Danse macabre ou cortège funèbre d'ailleurs ? La danse macabrée fut peinte sur les murs des églises, puis gravée, et dans le texte de Christophe Manon la mort est gravée sur les parois intérieures de ses obsessions, elle gouverne le texte jusque l'effroi de la disparition totale, du néant, celui d'avoir été, et de n'être plus que poussière ; mais la danse macabrée fait généralement agir ou parler la mort, point ce n'est le cas dans Pâture de vent. Ce qui parle est un narrateur bien vivant (le garçon), et son chant est un cortège funèbre de mots scrupuleusement vêtus de noir, pour le paraphraser, qui processionnent en phrases. Evidemment, on pense à tout l'héritage laissé par L'Ecclésiaste, et notamment à Jean-Baptiste de Chassignet ou bien à Jean de Sponde, à toute cette veine du baroque noir. Mépris et consolation, de la vie et contre la mort ? Il y a quelque chose de tragique dans l'emportement de l'auteur parti en guerre contre la mort, mais à corps perdu, résigné, se rappelant constamment le leitmotiv et motif que " toute chose vient à son heure ". Une guerre contre la mort qu'on pourrait relier à celle d'Elias Canetti et à son Livre contre la mort, excepté le fait notable que le prix Nobel 1981 jamais ne se résolut ni se résigna. Un incessant combat intérieur l'anime, ça sent la poudre, la mèche et le soufre, et c'est écrit avec la rage au cœur : " ... ainsi ma rage demeure intacte [...] J'ai peur de beaucoup de choses, mais celle que je redoute le plus, c'est de ne plus ressentir de colère en entendant les informations à la radio ", écrit-il dans le grand souffle final. Pourtant, si l'effroi commande, il y a chez Christophe Manon autant d'aversion que d'attraction pour la mort, une résignation aussi puissante que la révolte : " c'est à la fois une célébration et une révolte contre l'oubli " ; une dualité féroce et généreuse qui fait la force de ce texte, " c'est ainsi que tout s'achève car tout est accompli. Les jours anciens ne sont plus et l'avenir n'existe pas. Toute chose a son temps et chaque dessein sous le ciel a son heure, naître et mourir, gémir et danser, pleurer et rire, aimer et détester, toute chose a sa saison, poursuivre un rêve ou se l'interdire, parler et se taire, le temps où l'on hait et celui où l'on soupire, temps des baisers et temps de les maudire, temps d'ouvrir les yeux et temps de fermer les paupières, toute chose a son heure ". Ça chavire et vacille, mais jamais ne rompt.
Le livre est éminemment emprunt de spiritualité, sinon de mysticisme, mais du mysticisme sceptique de celui qui ne croit pas ou plus en aucuns dieux et qui pourtant regrette leur disparition et les recherche : " Dieu n'est pas revenu, les idoles n'étaient plus, personne ne leur faisait plus de sacrifices ni d'offrandes ni n'invoquait leurs secours ". Quelles forces invoquer, auxquelles recourir, sinon, alors, à celles de l'écriture ? Si d'une manière générale les livres de Christophe Manon relatent une expérience personnelle avec les morts, s'ils relatent sa recherche d'une fraternité invisible, il est possible que le mysticisme de Christophe Manon soit celui de l'écriture, qu'elle seule lui donne ce pouvoir de sympathie avec les morts.
Le second chant du chant précise un peu plus les arcanes originelles de ce chant, passant d'un point de vue externe et distant à un point de vue interne et plus personnel (il convient évidemment de ne pas confondre narrateur et auteur), un second chant qui fait danser le cimetière personnel du narrateur dans ses souvenirs, grands-parents, petit frère mort-né, gens inconnus de nozigues lecteur, ainsi que maintes douleurs enfantines génératrices de pensées funestes, des pensées qui s'agitent en tous sens ; il y a un fouillis de visions folles et fiévreuses (dans tout le livre) et d'un onirisme éveillé macabre et cauchemardesque digne d'un tableau de Jérôme Bosch. Ce qui fait récit (l'enfance du narrateur) est quasi secondaire, ce qui fait récit du récit soutient le chant avant tout. Car il y a une formidable dynamique dans les deux chants, une lenteur de sarabande accélérée par l'enthousiasme d'écriture, une constante dualité en tout (à l'instar de la vie et de la mort), qui rythme le texte, et cet enthousiasme-là est vie chez cet auteur qui dédie sa vie à l'écriture et aux livres, vie qu'il regarde avec un sablier sous les yeux. Pessimisme appuyé, peut-être, mais pessimisme combattu et qui au final prend le contre-pied de L'Ecclésiaste de Renan, " Ces réflexions me firent prendre la vie en haine ; j'eus de l'aversion pour tout ce qui se passe sous le soleil, voyant que tout est vanité et pâture de vent ", car au final, de belles pages envolées et volées à la résignation en guise de remerciements à cette humanité qui fait laide beauté ouvrent sur ce grand bel infini qu'est le livre fini et refermé, " Il y a beaucoup de grâce sur cette terre malgré toutes les horreurs qui y sont commises. Je ne suis pas dégoûté des hommes ni du monde comme il va ; au contraire, je trouve leurs imperfections d'une grande beauté et je les en remercie ". Le remerciement clôt le livre, bouclant la boucle sans fin de l'écriture généreuse de Christophe Manon.
Christophe Manon, Pâture de vent, Verdier, 2019, 112 p., 13€, sur le site de l'éditeur
Jean-Pascal Dubost
1 La plupart des traductions rendent : " Tout est vanité et poursuite du vent ".