Qu'est-ce qui est plus important que le gourou ?

Publié le 09 mai 2019 par Anargala
Il y a peut-être un gourou là-bas ?
Il y a toujours un gourou, ici


Dans l'hindouisme contemporain, il y a un courant qui fait du gourou l'unique moyen de tout accomplissement. 

Qu'en est-il dans le shivaïsme du Cachemire ?

Il y a un aphorisme attribué à Shiva lui-même :

gururupâyah

Le gourou est une méthode/ un moyen (Shiva-sûtra, II, 6)

Kshéma Râdja l'explique ainsi, en commençant par une définition traditionnelle (nirukti) :

"Le gourou est celui qui proclame (GRinâti) et qui indique (Upadishati) la vérité réelle (tâttvikam). Il est le moyen car il montre la relation nécessaire (vyâpti) entre la vérité et la réalité..."

Finalement, il cite le Tantra de Bhairava-Tricéphale (Trishirobhairava) :

"Le pouvoir des paroles du gourou

est plus important (gurutamâ)
que le gourou."

Il explique : "elle est une méthode car c'est elle seule qui donne l'occasion [de réaliser la vérité]".

C'est dit noir sur blanc, de la façon la plus explicite : le gourou n'est qu'un moyen, un intermédiaire, un instrument, une méthode parmi d'autres. Il ne doit son importance (guru signifie, littéralement "lourd", donc "important") qu'à son pouvoir d'indiquer la vérité, pouvoir qui dépend du pouvoir de la parole. Le discours qui indique la vérité est plus important que celui qui le dit : il est gurorgurutamâ, ça n'est pas moi qui l'invente

Selon le shivaïsme du Cachemire, le gourou est là pour expliquer la Parole. L'inversion de cette hiérarchie traditionnelle (le guru est plus important que ce qu'il dit et même que la tradition, etc.) a inauguré une autre "tradition": le gourouisme. Selon ce courant, très en vogue depuis quelques siècles, le gourou a un pouvoir spécial de transmettre l'éveil/la libération. C'est la théorie de la "transmission" (samkramana). Mais dans le shivaïsme du Cachemire, cette "transmission" est une métaphore pour la transmission d'une parole, qui peut être symbolique ou poétique, et qui a le pouvoir de pointer vers la vérité, comme le doigt pointe la lune. 

On retrouve une conception semblable dans Le Banquet de Platon. Le brillant Agathon désire être près de Socrate, croyant ainsi qu'un peu de sa sagesse se transmettra à lui. Il est comme ceux qui croient que la mystérieuse "présence du gourou" est un moyen efficace et suffisant. Mais Socrate lui répond que la sagesse n'est pas une substance, comme le contenu d'un vase que l'on pourrait verser dans un autre vase. Transmettre la sagesse, dit-il, c'est parler pour indiquer à autrui la direction où il trouvera lui-même la sagesse, c'est-à-dire vers l'intérieur, en soi. La "transmission" est une conversion, un retournement du regard vers la Source, qui se trouve au-dedans de celui qui la cherche. C'est aussi une "réminiscence", c'est-à-dire une reconnaissance, un rappel de ce que l'on a toujours su, sans se le dire clairement. Le gourou est celui/celle qui le dit clairement. Rien de plus. 

Bien sûr, cela n'empêche pas une communion, un partage en silence. Cela n'exempte pas non plus d'un certain respect, sans quoi tout dialogue est simplement impossible. La parole suppose une éthique. C'est ce que le shivaïsme du Cachemire appelle les "samayas", les règles initiatiques. Mais c'est du simple bon sens, la bienséance la plus élémentaire (ne pas insulter ni frapper le gourou, ne pas le voler ni lui marcher dessus, etc.), et non le culte de la personnalité des adeptes du gourouisme. 

L'idolâtrie d'un charisme personnel n'a rien à voir avec la reconnaissance de la vérité qui gît au fond de chacun. Mais il est vrai que la frontière est souvent vague entre idolâtrie et pédagogie. Les aigrefins pullulent, prêts à tout pour gagner de l'emprise. Les gogos ne manquent pas non plus, prêts à renoncer à leur responsabilité pour quelques moments d'extase. 

Pourtant, il n'y a qu'à écouter et réfléchir.

La lune est plus importante que le doigt qui pointe.

Le doigt qui pointe est plus important que celui/celle qui le pointe.