Si Gustave Courbet révolutionna la représentation du corps féminin dans la peinture, en rompant avec le beau idéal académique pour dévoiler le corps réel, et en lui restituant, avec L’Origine du monde, ce sexe que les conventions de l’art, depuis la Grèce, lui avaient toujours refusé, ses relations personnelles avec les femmes restent obscures à bien des égards. Historiens et biographes ne se sont guère montrés curieux de la vie sentimentale du maître-peintre, en lui attribuant un peu trop facilement le statut de nomade sexuel qu’il avait, il est vrai, contribué à créer, comme pour mieux brouiller les pistes. Modèles, lorettes de rencontre et prostituées n’occupèrent cependant pas toujours sa vie, sinon sa couche. Au moins deux femmes tinrent une place importante dans son cœur : Joanna Hifferman, maîtresse et modèle de Whistler dont il peignit un superbe portrait, Jo la belle Irlandaise, qu’il refusa obstinément de vendre (il n’en réalisa que des copies pour quelques amateurs) et conserva jusqu’à sa mort, ce qui est assez significatif, et celle qui fut sans doute son premier grand amour, Virginie Binet (1808-1865).
C’est à cette Dieppoise de 11 ans son aînée, avec laquelle Courbet vécut une dizaine d’années, qui l’accompagna tout le long des années 1840 de l’anonymat aux portes de la gloire et avec laquelle il eut un enfant, Emile (1847-1872), que Pierre Perrin consacre son dernier roman, Le Modèle oublié (Robert Laffont, 218 pages, 20 €). Le titre est pertinent, car, hormis dans le cercle assez restreint des spécialistes, rares sont ceux qui la connaissent et moins encore imaginent qu’elle figure dans des toiles et des dessins de cette période, comme Les Amants ou La Valse.
Il est vrai que les informations à son sujet restent lacunaires. La correspondance de Courbet, par exemple, ne répertorie aucune lettre à elle envoyée. Loin de constituer un obstacle, ce manque de renseignements a motivé Pierre Perrin qui a mené l’enquête à Dieppe et s’est attaché avec succès à reconstituer un puzzle par nature complexe. Sous la plume de l’écrivain, les blancs se comblent grâce à la fiction, la nature même du roman y invite. Mais l’auteur s’est si ardemment imprégné de ses personnages, il s’est si sérieusement pénétré des tableaux peints par Courbet que le lecteur pressent combien cette fiction tangente, au fil des chapitres, ce qui dut être une partie de la réalité. La bibliographie en fin d’ouvrage l’atteste, Pierre Perrin ne s’est pas lancé dans l’aventure à la légère ; il est allé puiser aux meilleures sources, en étudiant les souvenirs de témoins oculaires et les essais de spécialistes reconnus, tels Michael Fried, Stéphane Guégan, Michèle Haddad, Charles Léger, Ségolène Le Men ou Thomas Schlesser. Cette fréquentation des experts de Courbet, alliée à de réelles qualités de plume, rendent ce roman vivant, les récits d’atmosphère convaincants.
Dans cet ouvrage, Courbet n’est pas épargné ; l’auteur ne le présente pas comme un chevalier blanc, mais plus simplement comme un homme, certes amoureux, mais plus encore amoureux de la peinture, ce qui le conduit à reléguer plus que de raison la discrète, fidèle et solide Virginie au second plan. Le livre n’épargne pas davantage la famille du peintre et notamment ses sœurs, provinciales confites en bienséance qui deviendront plus tard – tel fut le cas de Juliette, réputée avoir détruit une partie de la correspondance de son frère – des héritières abusives. Mais ces facettes, parfois peu reluisantes, ne pouvaient être occultées car elles jouèrent un rôle évident dans le destin de Virginie et de son fils, mort à 25 ans, et dans la décision de la jeune femme de rompre une relation qu’elle voyait, jour après jour, se déliter. Comment exister à l’ombre d’un amant au génie et à l’ego si démesurés ? Le livre, à la manière d’une autopsie, apporte d’utiles éléments de réponse.
Ceux qui fréquentent l’œuvre de Courbet découvriront un pan peu connu de sa vie intime ; pour ceux qui souhaiteraient l’aborder, ce roman offrira une approche intéressante dans la mesure où l’auteur choisit d’établir une relation entre la vie du peintre et sa production artistique. Ce débat, déjà assez ancien, ouvert dans le champ littéraire par Proust avec son célèbre recueil de textes Contre Sainte-Beuve, n’est toujours pas clos. Et si l’on voulait une preuve, contre Proust, que la vie d’un créateur exerce une influence sur ses œuvres, l’exemple de l’autoportrait intitulé L’Homme blessé (musée d’Orsay) nous le révélerait : peinte en 1844, la toile représentait deux amants (Courbet et Virginie) la tête de l’une reposant sur l’épaule de l’autre ; un dessin (musée de Besançon), sans doute préparatoire, en témoigne, ainsi que la radiographie du tableau. Mais en 1854, alors que Virginie et son fils étaient définitivement retournés à Dieppe, Courbet modifia son thème, fit disparaître sa compagne, lui substitua une épée et ajouta, à l’emplacement du cœur, une tache de sang. Comme pour le portrait de Jo, Courbet refusa toujours de vendre ce symbole d’une blessure aussi visible que dissimulée et dont Pierre Perrin nous livre le secret.