(entendu récemment, sur le CD "Par les damné.e.s de la terre", ce texte de Joby Bernabé que j'ai vu disant d'autres textes au Musée d'Orsay dans le cadre de la rencontre "Patrimoines déchaînés" au sein de l'exposition "Le modèle noir de Géricault à Matisse")
La logique du pourrissement
c’est le fruit mûr tombé foutu de n’avoir pas été cueilli
parce que l’homme n’avait pas prévu
voulu ou pu
connu ou su
parce que l’homme a trop attendu
ou peut-être tout bonnement
parce qu’il l’a parfaitement voulu et eu
si tant est que c’est l’homme qui veut.
La logique du pourrissement
c’est l’écorchure qui s’infecte
et le microbe qui se délecte
quand se rengorge le furoncle.
c’est la fissure qui rigole
et la rigole qui s’fend la gueule
c’est la chaussure qui prend l’eau
c’est la peinture qui s’écaille
la moisissure prend ses aises.
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
c’est la chemise qui se fait la malle
la redingote qui est en crise
d’avoir été par trop portée
souillée lavée et empesée
et la couture n’en peut plus
la crise se rit de la reprise
un petit point de chaîne à droite
un petit point de croix à gauche
un petit point arrière devant
un petit point devant derrière
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
C’est la centrale qui pisse la mort
et la rivière qui a mal au foie
c’est la crevette qui rend l’âme
et l’arbre à pain qui a le blues
c’est l’eau de coco en berlingot
c’est pour bientôt je vous le dis !
c’est la corde de la mère igname
qui étrangle la mère igname même.
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
c’est quand débarquent les maquereaux
avec leurs mines de sex-shops
qu’on vend du sable au marché blanc
pour peaux en mal de mélanine
et quand nos plages font le trottoir
sous leurs licences de maisons closes
nos enfants nus ne peuvent plus leur faire l’amour
au grand soleil
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
Ce sont les arbres qui s’emmurent
dans une névrose de béton
les oiseaux glissent à la dérive
les flics engraissent leurs papillons
les p.-v. jouent aux feuilles mortes
les voitures valsent à la pelle
la fourrière rêve de cimetières
la chaussée souffre de cors aux pieds
la ville a mal aux entournures
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
C’est le bébé qu’on s’est payé
dans la boutique du père crédit
il fait la loi dans la maison
il fait caca où bon lui chante
même dans le crâne des petits
on ne se parle plus quand il jacasse
on ne s’entend plus quand on se parle
avec sa tête rectangulaire
c’est le portrait de son papa
il a la bouche en sucre d’orge
il fait risette et c’est tout rose
il a les yeux bardés de guerres
et injectés d’apocalypse
il passe pourtant de temps en temps
un oiseau bleu en son iris.
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
C’est quand s’encombre le sinus
que la conserve en a ras-l’bol
le fer blanc gonfle
et puis se mouche et les décombres qui s’amoncellent
ont des dégaines de gratte-ciel
tel un grand rire au bord d’un gouffre
un matouba d’éclats de gorges
et comme un cormoran blessé
le rire s’élance en vol plané
et fouille une gueule de volcan
pour assouvir sa démesure.
La logique du pourrissement
La logique du pourrissement
C’est un destin que l’on marchande
dans un pays qui marche à l’os
une terre du sud qui perd son or
un chant d’amour qu’on hypothèque
ce sont deux sœurs qui se déchirent
dans un asile à ciel ouvert
l’espoir trimbale un goût de poisse
la lune rumine ses angoisses
les mots ont l’éléphantiasis
la rhétorique traîne la jambe
et la psy se fait son beurre
quand les neurones se font de la bile.
on vend de la foi à tour de bras
et les gourous ont le bras long
on brade la joie à coups de banque
on paie des gangs pour tuer le temps
dans les agences du Nirvana
le Père Noël s’informatise
et la culture se macoutise
les jeunes chevauchent dans leurs ghettos
le paradis de la défonce
le Diable solde ses miroirs,
Vaval refuse de mourir
et la folie pétrit ses jours
tandis qu’elle siffle un air de cendres.
La logique du pourrissement
C’est dans le swing de cette logique
qu’un soir de mercredi des Cendres justement
un chien chauve travaillant du chapeau
au milieu d’un macadam vague
près d’un amas d’âmes paumées
et de dépouilles de sacs volés
me confia qu’il avait conçu
entre deux ulcères d’estomac :
la prodigieuse problématique de
la tactique du pourrissement
la logistique du pourrissement
la dialectique du pourrissement
la statistique du pourrissement
la balistique du pourrissement.
et dès l’école maternelle
l’instruction civique du pourrissement
toute une éthique du pourrissement
une poétique du pourrissement
celle d’une fleur inconnue ou presque
sidéralement transparente
aux confins de l’absurde
éclose.