Dix ans apres les grands voyages que j'y fis depuis le Pacifique Sud, un an apres une rapide mais heureuse traversee de la region de Sydney a Hong-Kong en passant par Bangkok, je reviens a Singapour pour un seminaire prospectif de deux jours sur les grandes tendances politiques et societales a l'oeuvre dans la region en matiere environnementale.
Longtemps, j'ai considere l'Asie comme un monde etranger - le plus etranger de tous dont l'archetype, a mes yeux, etait represente par le Japon, sans doute du fait de la difficulte d'y croiser le regard des autochtones qui finissait, apres seulement quelques heures d'un passage a Tokyo, par creer un effet d'irrealite desarmant (pire qu'un "racisme" ou disons un ethnocentrisme de la stigmatisation, il y aurait une epreuve de la non-existence, experience interessante cependant en ce qu'elle interroge notre capacite a faire abstraction de soi a travers nos decouvertes, un test en somme a la fois ethno et ego-centrique).
Il y a dix ans, j'avais ete encore reticent vis-a-vis de l'Inde pour le meme genre de raison que decrit Levi-Strauss lie, disons, a l'impossibilite de faire face a cette sorte de massification de l'humain et a cette permanente sollicitation de l'etranger qui l'accompagne ; j'avais ete profondement seduit, en sens inverse, par la traversee du Vietnam, de Ho Chi Minh Ville a Hanoi, au cours d'un voyage memorable (nouvelle rejouissante : je viens d'apprendre que ma compagne de voyage d'alors est devenue maman).
Point de familiarite donc, mais une serie de passages, plus ou mois distants les uns des autres dans le temps et l'espace, autour du monde chinois. Curieusement, il y a plus d'un an encore - c'etait avant de partir pour l'Amerique - je m'etais dis ou, pour ainsi dire, chuchote a moi-meme : pourquoi pas l'Asie, apres ? Comme si l'aventure americaine reveillait soudain, au-dela d'elle-meme, le virus, un peu endormi, des voyages et, avec eux, le gout particulier de se sentir a la fois chez soi et ailleurs.
J'ai toujours confusement pense que cela me venait, au moins pour une part, de ma double origine franco-italienne, meme si les effets d'une telle double appartenance sont a l'evidence plus complexes dans la mesure ou, au-dela de l'ouverture a la difference qu'elle induit, elle renforce aussi le lien aux proches et, plus lentement, comme a travers un cycle de plus long terme qui serait a l'oeuvre parallelement aux peripeties de la vie, un certain sens de l'enracinement.
Atterrissant hier au beau milieu de la Cite-Etat, je me suis senti, la nuit tombant, a nouveau saisi. Du haut d'un balcon qui couvre deux angles du Fairmont Hotel, au coeur de la ville, j'apercois la belle facade du Raffles, plusieurs toits de tuiles orangees qui semblent recouvrir d'anciens couvents, quelques clochers blancs qui emergent ca-et-la des carres urbains, des touffes vegetales qui surgissent, tantot comme des bouquets sauvages, tantot en un sage ordonnancement dans lequel percent parfois des trous d'eau puis, plus loin, a perte de vue, une grande muraille de tours qui fait cercle a des kilometres de profondeur autour de la ville.
L'air est chaud sans etre trop lourd, le ciel, couvert, laisse passer une petite brise d'un balcon l'autre. Les rideaux se gonflent doucement dans la piece, puis retombent vers la terrasse. Quelques echos de sirenes, tres attenues au milieu d'un vrombissement presque etouffe lui aussi de l'activite urbaine. L'Asie : concentration de civilisations majeures, coeur de la croissance mondiale, nouveau centre du monde... Sans doute. Mais, il en va des contrees comme des rencontres : ce qui s'impose d'abord au voyageur, c'est le rapport de connivence et, pour une part, de sensualite, qui s'etablit, ou non, avec ce nouveau monde et qui commence alors d'echaffauder en nous son lot de promesses en un sens proche, non pas encore du projet, mais de la potentialite.