Dimanche dernier, comme la queue était trop longue devant le musée Guimet, Cha et moi avons reporté à plus tard notre visite de l'exposition sur Hokusai, et avons changé de trottoir pour nous diriger vers le musée d'Art moderne de la ville de Paris. J'avais vu les affiches pour l'exposition consacrée à Peter Doig, sans véritablement connaître l'œuvre de cet artiste d'origine écossaise: découvrir ses peintures a donc été une excellente surprise.
Peter Doig emprunte ses sujets, sinon au symbolisme, du moins à un romantisme tardif: fascination pour l'enfance, comme dans Blotter ci-dessus, goût constant pour le paysage et la nature, évocation du sublime, etc. Même ses peintures récentes, réalisées à Trinidad, ne sont pas sans rappeler la trajectoire d'un Gauguin, proche du symbolisme dans ses jeunes années. Malgré cette filiation et ces emprunts thématiques, la peinture de Peter Doig n'a rien de passéiste: ses effets picturaux n'oublient rien des apports de la peinture abstraite du XXe siècle, de l'expressionnisme abstrait en particulier: grands aplats de couleur et très grands formats comme chez Rothko, jeu sur les tâches et les entremêlements de lignes et de couleurs comme chez Pollock... avec une simplicité narrative qui n'est pas sans rappeler l'oeuvre de Hopper.
Des tableaux très impressionnants, qui manifestent, j'ai trouvé, un certain goût pour l'évocation de l'autre monde. Peut-être est-ce moi qui interprète, mais le tableau intitulé 100 years ago me semble une allusion directe à l'Île des morts de Böcklin (1886).
Même arrangement des figures: une embarcation devant une île, perdue au milieu de nulle part. Sur cette île, des bâtiments blancs, et des arbres. Des cyprès dans le tableau de Böcklin, qu'on retrouve dans les esquisses de Peter Doig pour le même tableau, présentées à l'exposition. Même motif mythologique de l'île des morts, donc, mais réinterprété de manière très contemporaine: un canoë plutôt qu'une barque de Charon, un homme à cheveux longs, de grands aplats de couleur, etc.
Le tableau est, d'après la plaquette, inspiré par le film d'horreur Vendredi 13, qui raconte une histoire de meurtres autour d'un lac, avec un passage sur un canoë... télescopage de deux influences? C'est comme ça que s'élaborent les mythologies personnelles, et que naissent certains chefs-d'œuvre. Manière, en tout cas, de bien insister sur les rapports entre le paysage et la mort, sur la nature comme moyen d'accéder à l'autre monde.
Un autre tableau nous donne une piste pour entrevoir cet autre monde: Refraction, qui est absolument splendide dans ses couleurs et ses jeux de matière picturale. Le sujet est simple: un homme qui regarde son reflet à la surface de l'eau. Sauf que le cadrage se concentre sur le reflet, et renvoie ainsi l'individu à l'anonymat, et que le reflet est... une ombre. Dieu sait pourtant que ce n'est pas la même chose, Stoichita a écrit tout un chapitre de sa Brève Histoire de l'ombre (Droz, 2000) pour établir que le reflet était une représentation du même, alors que l'ombre était une représentation de l'autre.
Que penser alors d'un reflet qui soit une ombre? Le deuxième titre de l'œuvre (What does your soul look like?) nous donne un indice: c'est la représentation de l'âme de l'individu, une âme qui soit la sienne (et qui relève donc du même), mais qui ne se donne à voir que sous le motif du double (et qui relève ainsi également de l'autre): comme Claude Lecouteux l'a bien montré dans son livre Fées, Sorcières et Loups-garous au Moyen-Âge (Imago), l'une des formes privilégiées d'apparition du double est l'ombre.
J'ai encore du mal à voir comment faire le lien entre le même du reflet et l'autre de l'ombre, entre l'âme de l'individu et son double (qui a priori devraient normalement être deux choses différentes, même si très liées), mais une chose est sûre: l'eau est un passage vers l'autre monde, que ce soit sous la forme du reflet (Refraction) ou par le motif du voyage en barque vers l'autre côté du rivage, vers l'île des morts (100 years ago). La peinture de Peter Doig a une manière, très rare dans la création contemporaine, de restituer un sens ancien sous une forme neuve: d'imaginer des paysages modernes où se développe une logique mythologique archaïque.