kṣemeṇoddhṛyate sāraḥ saṃsāraviṣaśāntaye ||
Pour guérir du poison du samsara,
j'ai extrait l'essencedu vaste océan de la Reconnaissance,
qui est lui-même l'essence
des secrets de Dieu.
Kshéma Râdja, Le Cœur de la Reconnaissance, second verset inaugural
La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) a été formulée par Outpala Déva, un cachemirien du Xe siècle. Son message est simple : le divin dont parlent les religions et la philosophie, c'est la conscience. Celle-ci est, certes, évidente. Elle est déjà connue en un sens. Mais elle n'est pas "reconnue", c'est-à-dire que l'étendue de ses pouvoirs n'est pas appréciées. Et c'est la conscience elle-même qui, ainsi, ne se reconnait pas : elle se perçoit, mais ne s'aperçoit pas, elle se voit comme en passant, sans se savourer pleinement. Il ne s'agit donc pas de produire un état de conscience nouveau, mais d'engendrer la reconnaissance de ce qu'implique vraiment la conscience.
Selon les philosophes de la Reconnaissance, cette philosophie est l'essence des religions et des philosophies, en ce sens que chaque point de vue exprime, partiellement, un aspect, un "pouvoir" de la conscience. Dans la hiérarchie des révélations religieuses, il y a la Triade (trika), un culte assez simple adressé à la conscience et au corps (manifestation privilégiée de la conscience) à travers des symboles, à savoir un panthéon de déesses. Cette approche se veut "non-dualiste" au sens ou elle révèle que la conscience de l'unité et la conscience des différences (en gros, le monde), ou dualité, sont également des manifestation de la conscience. Cet enseignement est, en particulier, suggéré dans le Vijnâna Bhairava Tantra, mais ous une forme très concise. Outpala Déva l'a développée de manière rationnelle dans son Poème pour la reconnaissance du Maître en soi (Îshvara-pratyabhijnâ-kârikâ) avec ces commentaires, auxquels s'ajoutent les commentaires d'Abhinava Goupta. Cet ensemble forme le corpus (shâstra) de la philosophie de la Reconnaissance. Cette philosophie, bien qu'issue d'un courant ésotérique au sein du tantrisme, se veut entièrement rationnel : il ne fait appel à aucune autorité autre que la raison (yukti, tarka) et il s'appuie seulement sur un examen minutieux de l'expérience commune. Il ne nécessite aucune initiation, ne s'adresse à aucune caste en particulier (contrairement au Vedânta, par exemple), mais à tous les humains sans distinction, et cela de façon explicite. Il propose une "voie nouvelle", "facile" car elle ne dépend pas de pratiques telles que le hatha yoga ou "yoga de "l'effort". Ici, la méditation est simplement l'observation de l'expérience ordinaire, celle du quotidien. Elle n'implique pas un retrait du monde, ni l'adoption d'un mode de vie spécial. L'attention et la remise en question des préjugés de la conscience ordinaire sont les seuls prérequis. Inclusive, la Reconnaissance ne l'est pas seulement par la "voie" qu'elle propose, mais aussi par sa vision du monde : rien n'est exclu de la conscience, car nulle expérience, nul concept, ne peuvent exclure la conscience. C'est la véritable non-dualité, "intégrale" (para, parama), car elle "réconcilie ces ennemis que sont la dualité et la non-dualité". En effet, la non-dualité, telle qu'elle est d'habitude comprise (essentiellement dans le kevala-advaita de Shankara ou doctrine de la "non-dualité exclusive"), elle fondée sur une dualité entre l'unité et la dualité. Cette non-dualité est donc dualiste. Si l'on aspire à une véritable non-dualité, il faut inclure la dualité. Comment ? En reconnaissant que la dualité est aussi une manifestation de la conscience, alors que pour le Vedânta, la dualité est "inexplicable" (anirvâcya). Mais pour qui ? Mystère... La philosophie de la Reconnaissance se distingue aussi des autres grands courants philosophiques de l'Inde, tout en incluant ce qu'elles ont de meilleur. D'un côté, le brahmanisme exclut la dualité et pose l'unité mais en niant le multiple. De l'autre, le bouddhisme admet le multiple, la différence, mais ni toute forme d'unité. La Reconnaissance dépasse cette antinomie en proposant une nouvelle conception de la conscience : celle-ci n'est ni un absolu statique enfermé dans son immuable unité, ni un flux d'instants étrangers les uns aux autres, mais une entité libre, capable de se manifester de manière changeante, sans pour autant se perdre dans ce changement. La Reconnaissance est l'exploration de cette voie du milieu.
Dans le verset de Kshéma Râdja ci-dessus, je crois que l'expression "les secrets de Dieu" (shânkara-upanishad) renvoie au Vijnâna Bhairava Tantra dont j'ai publié une traduction. J'ai aussi traduit le Poème pour la reconnaissance du Maître en soi, ainsi que son auto-commentaire par Outpala Déva. Sur la philosophie de la Reconnaissance, je peux également recommander Le Miroir de la conscience, de Colette Poggi, qui propose une initiation à cette philosophie à travers les versets de bon augure, justement. Pour approfondir, il y a Le Soi et l'Autre d'Isabelle Ratié. Enfin, pour une approche narrative, il y a La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ, traduite par Michel Hulin. Il y a d'autres livres et articles bien sûr, mais ceux-là sont plus faciles d'accès. Le livre de Ratié n'est pas donné, hélas, mais je crois qu'il est de grande valeur.
Dans son Cœur de la Reconnaissance, Khséma Râdja propose l'essence de cette philosophie de la Reconnaissance. Il en présente la pensée, mais sans répondre en détail à toutes les objections. Cela permet, selon moi, d'arriver à une claire et solide intuition de la Reconnaissance.
Je crois que la philosophie de la Reconnaissance reste pertinente. Elle est, du moins, une source d'inspiration et une matière à réflexion excellente. Elle est au centre de ma pensée (même si je n'adhère pas à tout) et me nourrit chaque jour depuis plusieurs décennies. Je vous invite à ne pas la prendre comme une révélation, ni comme un simple objet de curiosité, mais comme le propos d'amis avec qui on peut entrer en conversation.