LA NUIT DU BISON
Par Jérôme NOËL
Les dieux blancs font chevaucher, à travers la prairie, un immense et solide serpent noir. Sa gueule enfumée trace une balafre sombre dans l'air. Ses rails écorchent la plaine en lignes dures. Dans le ventre de la Bête hurlante, les blancs briquent la gueule noire de leurs armes. Du train, des balles sifflent. Dans la prairie, les bisons placides s'écroulent. Leurs carcasses vont pourrir au soleil sans que le serpent de fer ne s'en émeuve. Il continue de déchirer la plaine, soufflant ses fumées lourdes et empoissonnées. Dans son sillage, les troupeaux retrouvent une apparente quiétude, s'éloignant ostensiblement des morts qui déjà attirent les charognards.
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En avril 1843, les jeunes journaux de l'Amérique firent paraître cette annonce :
Si vous êtes intéressés par le convoi pour l'Oregon, rejoignez Providence en mars avec votre chariot et vos bêtes.
Au milieu de l'hiver, des centaines de caravanes stationnent déjà, dans la vallée de Slaping Grove près de Providence. Le matin du 02 avril, des milliers de caravanes s'ébranlent en direction des plaines fertiles du Nord Ouest, à plus de 3000 kilomètres. C'est le premier grand pas de ces colons crasseux qui, la peur et l'espoir au ventre, vont bâtir les fondations de la toute neuve Amérique. Dans le convoi, telle une ville en mouvement, la communauté s'est normalement organisée. Chacun y monnaye ses talents, ses marchandises et ses charmes. Le soir, les caravanes se disposent en un grand cercle et au milieu du corral, on monte des tentes, on installe des tables et quartier commerçant, ceinturé de grands feux attirent les foules. Autour de ces caravanes marchandes règne une ambiance de foire mêlant des populations disparates aux langues multiples. Les épiciers français, les barbiers italiens, les vendeurs de potions aux vertus douteuses animent les veillées. Certains soirs, on sort les instruments et on danse. D'autres soirs, des prêcheurs, les yeux exorbités, brandissant leur bible, haranguent les foules, l'apocalypse aux lèvres. Quatre caravanes plus loin, les deux filles de la roulette voyante que l'on nomme La Lanterne Rouge invitent à boire et à forniquer. La maquerelle, une vieille femme ratatinée, engoncée dans une robe à frous-frous de satin pâle tient un fusil sous son bras, avec un détachement de mondaine. Son sourire faux et édenté, ses filles qui minaudent en dévoilant leurs cuisses ont, malgré tout, toujours plus de succès que les prêcheurs qui éructent leurs malédictions.
Dans le corral, les Van Loot dressent, tout les soirs, leur magasin. Le patriarche, Jeronimus, est un austère hollandais qui règne d'une main de fer sur sa tribu. Sa femme, Hilleken, lui a donné deux garçons, Wilmar et Jaan et trois filles, Synken, Fifjken et Noorken. Tous ont les cheveux blonds et fillasses. Leur père leur a instillé une attitude méfiante envers le reste du Monde. Hilleken et ses trois filles dressent les étals, et disposent les peaux et les bibelots en corne. Déjà, des clients se pressent, les négociations commencent. Les doigts se lèvent,s'abaissent, l'argent change de main, l'étal se vide. Jeronimus affûte un gros couteau contre une pierre. Au bout d'un moment, il commande sèchement de débarrasser la marchandise qui n'a pas trouvé acquéreur. Les femmes, serviles, remballent les peaux et les bibelots. Puis, d'une caravane, elles sortent avec précaution, de gros tronçons de carcasse qu'elles pendent aux crochets de la longue barre de fer qui dépasse de la roulotte. Le rituel est immuable, Hilleken prend les commandes qu'elle traduit à Jeronimus en hollandais, Synken et Fifjken servent les clients, Noorken encaisse l'argent. Jaan et Wilmar, silencieux et armés jusqu'aux dents surveillent les transferts d'argent en jetant des regards suspicieux aux badauds qui se pressent. Jeronimus dépèce avec lenteur la carcasse. Il était boucher en Hollande et les bisons, ont offert à Jeronimus Van Loot l'occasion de continuer à exercer dans le métier. Comme la manne dans le désert, Dieu a eu la grâce, de disposer ces énormes et stupides bêtes à viande, en milliers de troupeaux sur cette terre d'exil. En débarquant en Nouvelle Angleterre, quatre ans plus tôt, la famille Van Loot avait ouvert une petite boutique de peaux et de viande. Mais les affaires n'ont vite plus marché. D'une part parce que les émigrants plus riches et plus ambitieux arrivaient en masses, rendant la promiscuité écrasante et d'autre part parce que les troupeaux de bisons s'enfonçaient toujours plus loin dans les terres, fuyant devant l'homme. Les fils Van Loot, chargés de la chasse, mettaient de plus en plus de temps pour revenir des plaines de l'ouest, leurs caravanes alourdies de cadavres de bisons. Et quand il a fallu en jeter plus de la moitié des carcasses, avariée, puante et grouillante de mouches, Van Loot tomba sur l'annonce parue dans le Post of Maine invitant à rejoindre le convoi pour l'Oregon. Sa décision fut vite prise, dictée par l'espoir de trouver une terre où ils pourraient prospérer.
Jaan et Wilmar Van Loot sont aussi dissemblables que complémentaires. Wilmar est grand et stupide, Jaan est maigre et malin. Enfant, Wilmar adorait grimper sur les vaches et les faire galoper en leur donnant des coups de pied dans les flancs. En ruant, les bêtes cherchaient à se débarrasser de ce cavalier très excité. Alors qu'il avait huit ans, une de ces ruades l'avait fait voler par dessus l'animal qui l'avait ensuite piétiné. Il en a gardé une cicatrice, une dépression fourchue sous sa frange, et une lenteur d'esprit qui lui confère des rires bêtes et une réflexion laborieuse. Jaan à la silhouette sèche de son père et il a aussi hérité de son caractère revêche et dominateur. En suivant le convoi, du haut de ses 20 ans, il sait qu'il est en train de vivre la plus grande aventure de sa vie. Son goût du sang n'a pas de satiété. Du temps de leurs expéditions pour approvisionner la boucherie Van Loot, Wilmar ne l'accompagnait que pour vider, sur place, les bêtes avant de les charger dans les caravanes. Par plaisir, il en tuait beaucoup, plus qu'il n'en avait besoin, leurs caravanes ne permettaient d'en ramener que quatre à cinq, et encore, pas les plus gros. Au matin des départs pour la chasse, le père spécifiait qu'ils voulaient des bêtes jeunes, à la viande plus tendre, au cuir plus souple. Les jours de chasse étaient une bénédiction pour Jaan. Parce qu'il s'éloignait de la rigueur des Van Loot, et aussi ce nouveau pays lui apparaissait assez démesuré pour accueillir son ambition grandissante. Le spectacle des troupeaux, évoluant dans la prairie infinie, comme des bancs de poissons selon une chorégraphie chaotique, ne cessait de le ravir. Il se sentait comme un jeune dieu, le fusil contre sa joue, à décider quelles bêtes allaient mourir de sa main. Depuis qu'ils ont quitté Providence, il n'est pas reparti à la chasse. Et il y pense, avec une amertume sèche, à ces journées de sang, où il goûtait la puissance d'ôter la vie à ces créatures imposantes mais stupides, alors qu'il surveille du coin de l'oeil, les hommes louches qui jettent des regards avides sur la caisse, dans le giron de Noorken.
Jaan rêve d'un autre destin, loin de la servilité de ses soeurs, loin de la stupidité de son frère, loin de la morgue de son père. Et ce rêve, il l'a touché du doigt, depuis qu'il a entendu parler Horace Mc Goulish. Ce gros homme rougeaud, suant dans ses habits chics, un mouchoir toujours à portée du nez ou du front, fait la tournée des caravanes du convoi pour inviter les hommes à rejoindre la compagnie des tueurs de bisons. Lorsqu'il est venu rôder autour des caravanes Van Loot, Jeronimus l'a ignoré avec une retenue froide, lui signifiant d'une main impatiente, sa volonté de ne pas l'écouter. Jaan a, tout de même, saisi une partie du discours de Mc Goulish et dès qu'il en a eu l'occasion, il a retrouvé le gros homme, dans le flot mouvant des caravanes et des cavaliers. Parmi les miséreux aux hardes crasseuses, ses habits chics et blancs sont presque une anomalie. Il a été chargé par le gouvernement de recruter des hommes pour tuer du bison. Horace Mc Goulish lui raconte qu'à bord de la Ugly Mae, la locomotive de la Pacific Railroad, une troupe sur-armée l'attend pour décimer et disperser ces satanés troupeaux qui encombrent les prairies sur le passage du train. Ce Mc Goulish ne ménage pas sa peine pour le persuader, débitant son boniment. Les centaines de milliers de têtes qui s'égayent dans les immenses plaines sont un fléau que l'on doit combattre. Ces terres appartiennent à l'homme blanc et ni aux indiens, ni aux bisons. Et puis, il faut penser à tout ces colons, sa famille peut-être, qui pourront s'y implanter et y croître. Et se décide à rejoindre les tueurs de bisons, eh bien, il deviendra un héros dont on n'oubliera pas le nom.
Jaan, le fusil à l'épaule, sème la mort parmi les bêtes à cornes. Cela le remplit d'une satisfaction intense. Depuis qu'il a laissé le convoi derrière lui, toute sa vie a pris du sens. Au diable, Les Van Loot ! Il les a quitté, en catimini un beau matin et sans un regard. La compagnie se compose d'une vingtaine de garçons d'origines et de fortunes diverses. Dans le ventre de la bruyante et fumante Ugly Mae, ils abattent les bisons par centaines, du lever jusqu'au coucher du jour. Tous s'accordent à dire que Jaan est le meilleur tireur. Beaucoup l'admire ; peu l'aime et tous s'en méfie. Il est vaniteux, bagarreur et n'a aucun humour. Il regarde ses compagnons avec dédain, leur parle avec mépris et son caractère ombrageux lui attire beaucoup d'inimitié. Mais c'est le meilleur et ses primes à l'abattage le prouvent. Un consensus tacite l'ont désigné comme le chef du groupe et les autres tueurs de bisons se surveillent, guettant ses réactions. C'est à l'aurore d'un matin qui annonçait un jour brûlant qu'ils virent le bison blanc. C'est Hicock, l'anglais à qui il manque les deux dents de devant, qui l'a vu le premier. Ses gros yeux globuleux se sont arrondis :
-R'gardez, r'gardez, bon dieu, un bison blanc ! Un bison blanc ! Gueule t'il, le mettant en joue et en tentant de l'abattre. Les gars se sont rués aux fenêtres du wagon et ils tous vu le bovin d'un blanc si immaculé qu'il paraissait lumineux dans le jour naissant. Il court entouré de milliers de ses congénères dans la plaine, disparaissant parfois dans le tumulte et la poussière du troupeau qui fuit devant la locomotive hurlante.
- Le tue pas, Hicock, c'est un envoyé de not' Seigneur. C'est comme l'agneau d'Abraham, c'est un message, bougre de fils de Satan, geint Vertuozo, un portugais obèse qui porte toujours ses cartouchières croisées sur son torse. Il tombe lourdement à genoux et se signe, en fermant ses petits yeux porcins.
La plupart des tireurs font fuser les balles en se poussant du coude pour avoir le meilleur angle de tir. Autour du bison blanc, les autres bovins s'écroulent. Les gars suent, pestent, s'énervent en rechargeant leurs fusils, appréhendant le cri de triomphe de celui qui couchera le bison d'albâtre. Les balles continuent de siffler et le vacarme de déchirer l'air, le bovin immaculé continue de les narguer. Jaan s'applique à viser correctement mais Gerfaut, le français défiguré par une sale balafre qui lui traverse le visage ne cesse de bousculer le canon de son arme. Un coup de poing emporte son agitation et des coups de bottes dans les côtes, alors qu'il est tombé, lui imposent le silence. La Ugly Mae crache, siffle et avance, les emportant toujours plus loin, dans la plaine. Le bison au pelage blanc, fondu dans le troupeau, a maintenant disparu de leurs vues et de leurs visées. Jaan enrage, alors que Gerfaut se tord et saigne à ses pieds, mais parce qu'il veut la dépouille de l'animal extraordinaire. Son cuir, unique, sera le symbole de sa grandeur et de sa singularité. Car il en est persuadé, le bison immaculé est l'incarnation de l'esprit de cette terre. S'il le tue et se pare de sa peau fabuleuse, il s'en appropriera la force et le prestige. Ce jeune continent a besoin de mythes fondateurs et Jaan n'a plus qu'un seul désir : bâtir sa légende sur cette dépouille.
Le métal de la Ugly Mae craque, en se refroidissant. La nuit est tombée, le train est arrêté au milieu de nulle part. Autour de la loco, on monte la garde. Parfois, un coup de feu éclate dans le silence de la nuit, éloignant les coyotes trop téméraires. Et puis, les attaques d'indiens se sont déjà produites même si elles furent rares et plutôt désespérées. Le train, le cheval de fer comme il l'appelle, leur inspire un grande crainte. Sa peau solide où aucune flèche ne peut pénétrer les jettent dans une grande perplexité.
Le jour naît alors que Jaan récupère une monture dans le wagon étable. Comme ce matin où il a laissé sa famille, il quitte la compagnie des tueurs de bisons pour courir après une autre gloire. Il selle et prépare la monture. Il n'a pas beaucoup dormi, impatient de partir à la chasse de l'animal mythique. Il va devoir chevaucher longtemps pour retrouver la trace du bison blanc et quand cela sera fait, il le tuera. Le troupeau était au nord de Fort Wayne, dans le pays de l'Ohio, près de la région des grands lacs. C'est cette direction que prend Jaan, ne ménageant pas sa monture.
Le soleil affleure l'horizon lorsqu'il s'arrête pour dresser son campement. Le ciel chavire dans le bleu profond en faisant bouillonner l'azur de couleurs vibrantes. Il a galopé tout le jour. Son cheval est exténué. Ses pattes tremblent alors qu'il broute les trèfles qui envahissent les rives du cours d'eau où Jaan se rafraîchit. Il avise de nombreuses traces de sabots moulées dans la terre meuble. Un troupeau vient boire là, souvent. Est-ce celui du bison blanc ? Il entraîne son cheval sur un plateau rocheux plus haut d'où il aura un point de vue idéal pour surveiller ce point d'eau. Le plateau où il s'installe est envahi de fougères et les graminées. Plus loin, les feuilles des frênes, de peupliers et de bouleaux miroitent d'or, de bronze et de cuivre alors que le soleil finit de couler dans l'océan de la nuit. Jaan attache son cheval et se poste, enroulé dans une couverture. Son fusil, posé à côté de lui, est prêt à faire feu. En mâchant de la viande séchée qu'il fait glisser à goulées de gnôle, Jaan guette. Le sommeil l'a emporté, assis dans les plis du plaid, le gâchette à portée de doigt. La nuit est tout à fait noire. Les pas pesants, les cavalcades sonores du troupeau qui s'approche, les soufflements humides des bisons buvant goulûment, ne l'éveillent pas. Jaan rêve.
Le bison blanc est à moins de dix mètres de lui, posé sur une butte herbeuse. Sa présence est si tranquille qu'il semble statufié. Il y a une grande fragilité sous sa majesté. Sa lourde tête encornée se secoue, ses pattes piaffent. Il se cabre et dans un rayon de lumière qui semble émaner de sa bosse graisseuse, derrière lui, le dieu bison paraît. Instantanément, Jaan est pris dans la terreur. Car l'horreur se tient devant lui. Posée sur un corps musculeux à la peau de lait, une gueule mafflue de bovin le darde de ses yeux couleur d'abîme. Ses mains sont des sabots cassés, les arêtes dans la corne paraissent effilées comme des rasoirs. L'homme-bête crie comme la tempête. Son souffle porte une colère nourrie de tristesse et de désespoir. Jaan est terrorisé, muet devant les miracles. Le dieu bison le voit, sa monstrueuse masse se concentre puis se déplace en faisant vibrer le sol. Il fond sur lui, une vapeur blanche s'échappe de sa gueule. Jaan à une pensée absurde pour la Ugly Mae. La terre tremble, les sabots claquent. Une seconde plus tard, ses mâchoires se referment sur le ventre de Jaan, prêtes à le déchirer.
Jaan se réveille dans un cri, paniqué et totalement désorienté. Par chance, la nuit n'est plus si noire. Le jour va se bientôt se lever. Il a du mal à reprendre ses esprits. Il empoigne la bouteille de gnôle et la biberonne, recroquevillé sous la couverture et pressant le soleil de faire son apparition. Il s'abîme dans un sommeil gris, parcouru de frissons. Le soleil se lève d'une literie de nuages mauves et jaunes lorsqu'il se réveille tout à fait. La plaine, en dessous, est encore dans la nuit, une lumière terreuse arrache à peine les contours de sa géographie. Au bord du cours d'eau, le bison blanc, parmi d'autres, boit. Jaan à d'abord un mouvement de recul qui le fait chuter et il se retient de crier. Le cauchemar de la nuit revient le hanter. Le dieu bison. Sa force. Sa rage.
Pourtant, il repart au guet, réprimant ses tremblements. Le bison est tout à fait calme, et il boit, penché dans une position instable et presque comique, les pattes écartées au dessus de l'onde. Son pelage blanc est poussiéreux. Jaan distingue même des bardanes accrochées dans sa fourrure ainsi que des gros noeuds de poils mêlés de boue séchée. Le bison se couche et se roule sur le sol, en soulevant la poussière. Il semble en tirer une grande satisfaction. D'autres bisons apparaissent dans la plaine, le troupeau se forme. Jaan attrape son arme et met en joue. La bête s'est relevée et regarde dans sa direction. Non, regarde Jaan.
La détonation troue le silence. Touché au cou, le bison blanc vacille comme saoul, plie une patte, se relève, court un instant puis s'écroule. Ses flancs se soulèvent de plus en plus vite, hâtant le dernier souffle. Le reste du troupeau s'est figé avant de s'enfuir, s'éparpillant dans la plaine. Jaan continue de tirer en l'air pour les disperser tout à fait. Un orgueil intense exulte dans son coeur, balayant son cauchemar Il a vaincu les artifices du dieu bison. Sa pitoyable parade, tissée de songes, pour détourner Jaan Van Loot de son destin a failli.
Plus il s'approche de la dépouille, plus le malaise s'installe. Le corps est bien trop petit pour être celui d'un bison et quand il aperçoit un bras blanc qui dépasse des trèfles, le désarroi s'empare de lui. Incrédule, il constate qu'il a abattu un homme. Son corps nu est percé d'une balle dans le cou et du sang goutte de sa barbe. Jaan a les yeux vitreux, son rêve ne doit pas être tout à fait fini, finalement. Il a chaud, il a terriblement chaud. Les bisons sont revenus mais ils ne paraissent pas hostiles. Ils broutent et se roulent dans l'herbe, les petits jouent, apparement indifférents à sa présence. Jaan est habité par une fièvre qui tord son corps. Lachant son arme, il tombe à genoux, et se tient le ventre. Il brûle, il se consume d'une fièvre aussi déconcertante que soudaine. Des images incohérentes se succèdent dans son esprit : Wilmar riant bêtement, les mains pleines de viscères d'un bison qu'il vide à même la plaine, les carcasses pendues à leur roulotte que son père débite avec lenteur, Mc Goulish et ses habits blancs, le visage ravagé de Gerfaut, le français. Il rampe vers le cours d'eau. Gênant sa progression, le troupeau l'entoure, maintenant,. Les bisons le poussent doucement du bout du sabot d'un côté et de l'autre, et lui souffle leurs airs au visage, comme le boeuf sur l'enfant Jésus. Jaan ne se rend plus compte de rien. Il est perdu dans un maelström de sensations étranges et douloureuses. Son corps se plie et gonfle. Ses muscles et ses os craquent. Jaan sent sa chair tordue comme de la glaise, des tensions et des tassements le pétrissent dans les douleurs. Son esprit s'évade tout à fait.
L'attroupement de bovins se disloque doucement, autour de lui. D'un bond preste, un bison blanc s'arrache du sol, provoquant la fuite des traînards. Son gros mufle ivoire vient humer l'air. D'un pas lent, il se mêle au reste du troupeau qui broute les trèfles.
FIN
Bordeaux, le 11/06/08
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