« je ne voudrais pas que nos chemins se séparent
je ne voudrais pas, non, qu’ils se séparent »
Charnel et introspectif, rythmé et réflexif, sensé et passionné, Les Chevals morts est une superbe, touchante et terrible déclaration d'amour épistolaire, poétique et calendaire, sans fin ni majuscule ni points – sinon d'interrogation – qui (s’ef)fuse et nous entraîne à travers les grands espaces d’une petite soixantaine de pages où se rencontrent et se croisent d'étranges personnages – humains, équins, protéiformes – croqués, saisis et figés dans leurs (per) mutations, par l'art brut de Claire Veritti.
« si on accepte de faire le sale boulot si on ne rechigne pas sur la conscience ni les questions ni la violence si on arrache l’amour d’entre les dents des chevals morts alors pas nous
à chaque pas sur la vaste lande pas nous »
Une ode à la vie sincère, sensible et libre, profession de joie et de foi poignante et emportée, naïve dans la forme et lucide dans le fond – en un mot : ''clairvoyante'' – qui allie l’exubérant et radical cheval d’Arno Calleja et la perpétuelle et intime révolution vers laquelle incline Le miroir aveugle de Jean-Luc Parant. Un hymne à l'amour qui lie et libère, au chemin ardu qu'il emprunte parfois, par-delà la séparation physique, par-dessus les corps morts des chevals et de leurs victimes (« les chevals morts se nourrissent de nos erreurs du foin de nos erreurs (...) que la tristesse soit l'amour même voilà la confusion terrible, voilà l'erreur qui advient presque à chaque fois presque ») vers une libération véritable et une liberté supérieure.
« voir large, voir loin, avancer vite et ne pas cesser de laisser de l’espace derrière nous, ne pas cesser de resserrer l’espace entre nous (…) nous épuiserons le monde à force d’être deux »
Un chant qui dit combien l'amour et le sexe peuvent prendre un sens différent, selon qu'ils se rejoignent ou non, selon que nous soyons fidèles ou non à l’autre comme à nous-mêmes, au rythme et à la direction que nous voulons bien donner à nos existences. Parvient avec une intelligence rare à faire le tour de la question de l'amour, du besoin et du désir, dépeint sans jugement (« il n'y a pas de faute il n'y a que des erreurs et nous ne mourirons pas car nous sommes attentifs ») le lot et sort commun de ces moitiés de gens, indifférents, seuls, égarés, résignés, épars, collés, mais distants, qui se trompent les uns les autres, eux-mêmes et de chemin, que l'on rejoint lorsque et si l'on ne prend pas garde à la peur, au manque, au doute, à la tristesse, à l’impermanence. Et des amants qui leur survivent.
« il y a tellement de gens seuls
dont on dirait qu’ils ont perdu des morceaux d’eux-mêmes
il y a tellement de morceaux
de gens qui ne sont plus eux-mêmes
après avoir perdu quelqu‘un
je ne voudrais pas, nous, qu’on se perde et qu’on se morcelle »
Quatrième et, de nouveau, remarquablement beau recueil poétique d'Antoine Mouton, paru avant le puissant Chômage Monstre aux éditions La Contre allée, et avant ses deux romans chez Bourgois (Le metteur en scène polonais et Imitation de la vie), Les Chevals morts est le premier texte publié par Les Effarées (ici dans sa troisième impression). Il a également été mis en scène par Gersende Michel et joué par Nicolas Gaudart en 2015, ainsi qu’en musique par Christophe Carassou accompagné du violoncelliste Matthieu Buchaniek. Les deux adaptations continuent d’être jouées régulièrement, du festival d’Avignon à la villa Yourcenar où Antoine Mouton était en résidence en septembre dernier. On peut également retrouver Les Chevals morts en lecture sur France culture aux côtés de celle de Chômage Monstre et de l’émission La Poésie débouche consacrée à Antoine Mouton diffusées ce mois-ci.
Eric Darsan
Antoine Mouton, Les Chevals morts, illustré par Claire Veritti, éditions Les Effarées, 2013, 58 p., 10 €