Notre-Dame… et les Misérables.
Plainte.Que voulez-vous, la sidération ne passe pas… Une cathédrale en flammes – pas n’importe laquelle – et en partie détruite figure une plaie béante au cœur du monde, puisque Notre-Dame ravagée ne saurait détourner nos complaintes légitimes, quelles que soient nos raisons, et ce par quoi se fondent parfois nos mémoires collectives (lire le bloc-notes du 19 avril). Néanmoins, comment rester insensible devant le spectacle d’instrumentalisation attisé par le feu ravageur et l’ampleur d’une émotion subie par tout un peuple? Nous adulons le patrimoine des bâtisseurs, nous aimons l’Histoire à nous damner, mais nous abhorrons en revanche ceux qui, soufflant sur des braises encore chaudes, ont empoigné mécaniquement une espèce de choc des civilisations pour accréditer, sinon encourager, une invraisemblable et fantasmagorique «union sacré». Une névrose de classe pour beaucoup ; un réflexe pathologique pour d’autres. Les pompiers de Paris n’avaient pas encore circonscrit l’incendie et empêché l’effondrement de la cathédrale que des trombes de ferveur religieuse et de cléricalisme capitaliste s’abattaient sur la France, tentant d’imposer leur vision de «l’événement» et de submerger l’émotion populaire. Mieux, le miracle de saint Fisc a transformé de l’argent privé en bénédiction publique, purifié par Bercy, comme s’il convenait d’oublier sa laideur et ses origines. Ou comment soulager l’argent mal acquis. Depuis, tenez-vous bien, la prière des généreux et intéressés donateurs est exaucée: toute plainte qui se détourne «de l’objectif» s’avère indigne, toute souffrance alentour qui crie détresse sur les ronds-points ou ailleurs est sommée de se taire, sous peine d’excommunication nationale pour défaut de cœur. On croit rêver. Mais non.
Obole. Que le bloc-noteur soit pardonné. Mais les cendres ne sont pas encore froides que les fortunés scandaleux, dont parmi eux certains qui réussissent l’exploit de ne jamais payer l’impôt en France, se précipitent pour apporter leur obole à la modeste nation que nous sommes devenus, incapable, à l’inverse du passé, de réparer les catastrophes par la seule volonté de sa puissance d’État. Quant aux autres, n’en doutons pas, ils bénéficieront de ristournes, d’exonérations ou de divers avantages qui transformeront les «cadeaux» en bonnes affaires. Un joyau national n’a pas de prix. Qu’importe si le repentir ne passe ni par l’argent des indulgences, ni par la violence du marché, ni par le pouvoir des princes. Et nous devrions benoîtement nous enthousiasmer? Et nous sommes censés taire que ce «pognon de dingue» n’ira ni aux écoles, ni aux hôpitaux, ni aux services publics?
Quant à Mac Macron, soucieux de sa propre légende à l’heure d’un incendie divin, il promet une reconstruction d’ici les JO de 2024, insultant l’histoire, la réalité et le temps. Les crédules pensent sans doute que, tout en pleurant la cathédrale, il honore d’une pensée émue les 70 ans de la Sécurité sociale, autre monument humain d’un pays qui sut se montrer révolutionnaire et ambitieux…
Misérables. Rebâtir, oui, car cela présuppose une vision d’à-venir de notre patrimoine en partage. Se prosterner, non, car derrière les génuflexions imposées se tiennent toujours les exaspérés, les vrais, qui jaillissent un beau jour comme les fantômes, sortent des ruines et se rappellent aux puissants en hurlant: «Pas de pierres sans hommes, pas de constructions sans peuple!» Victor Hugo, que beaucoup redécouvrent avec opportunité depuis quinze jours, avait deux rêves devenus chefs-d’œuvre littéraires. Sauver Notre-Dame de Paris et sortir les Misérables de leur condition. Ces derniers ont l’habitude, ils attendront.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 avril 2019.]