Cet Homo Domesticus affiche les qualités qui lui sont connues : même s’il traite de siècles passablement méconnus par le tout venant, à savoir ceux de la fin du néolithique et des premiers temps des sociétés de l’écrit, il le fait toujours avec un souci d’accessibilité d’autant plus méritoire que cette clarté est au service d’une interprétation historique à la fois novatrice et provocatrice. En se fondant sur la masse des recherches archéologiques et historiques récentes, James C. Scott propose de défaire de manière définitive le « grand récit téléologique » voyant l’humanité gravir les différentes étapes de la marche vers le progrès, passant de la sauvagerie des premiers chasseurs-cueilleurs, de la barbarie des peuples semi-nomades d’éleveurs jusqu’à la civilisation incarnée par la pratique de l’agriculture notamment céréalière, la construction de l’État et la diffusion de l’écriture. Or, ce récit bute sur une vérité que met en avant James C. Scott : jusqu’à 1600 environ, la majorité de la population humaine, qu’elle soit nomade ou semi-nomade, échappait à l’État. C’est-à-dire que « la forme-État n’aura dominé que les deux derniers siècles du dernier pour cent de la vie politique de notre espèce ». Il semble donc que l’État centralisé, malgré son apparition assurée au moins à partir du quatrième millénaire avant notre ère en Mésopotamie et en Égypte, puis en Chine et en Inde, ait eu le plus grand mal à s’imposer comme forme sociale dominante auprès des masses majoritaires de la population humaine. Il s’agit pour James C. Scott d’expliquer cela dans cet Homo Domesticus, dont le sous-titre « Une histoire profonde des premiers États » prend alors tout son sens.
Supériorité du chasseur-cueilleur sur le cultivateur
Les recherches récentes en histoire des épidémies, en archéologie des condiments, etc. démontrent qu’en fait le statut de chasseur-cueilleur était sans doute bien plus enviable que le statut de cultivateur sédentaire : l’étude comparative des squelettes montre ainsi la meilleure santé des premiers, matérialisée par une plus haute stature, la rareté des troubles musculo-squelettiques, et une espérance de vie manifestement plus longue que celles agriculteurs sédentarisés. James C. Scott ajoute à ces « avantages » d’autres plus conjecturels comme une existence plus riche, comprenant plus de variété dans les activités, dans la découverte et l’appropriation des territoires ou de l’alimentation. Quoique effectivement plus hypothétiques, ces avantages ne peuvent être écartés du revers de la main. Certes, il nous paraît que James C. Scott fait la part trop belle aux théories de Marshall Sahlins sur l’âge de pierre comme « âge d’abondance ». Les études d’anthropologie sur les groupes de chasseurs-cueilleurs montrent que leur temps libre n’était pas si important que le soutenait Sahlins et qu’ils pouvaient travailler plus d’une quarantaine d’heures par semaine. Par ailleurs, on sait que confrontés aux biens produits par une société moderne, ils pouvaient s’avérer très friands de biens de consommation, relativisant ainsi l’idée d’abondance. Il n’en reste pas moins que James C. Scott a manifestement raison d’insister sur ce point : le mode de vie non sédentaire est souvent attractif pour les « civilisés », ne serait-ce que parce qu’on y échappe au pouvoir notamment fiscal mais aussi coercitif de l’État.
L’État et la domus du cultivateur
James Scott entrevoit donc dans cette natalité importante, le principal atout des agriculteurs qui, bien que localisés à l’origine dans quelques bassins fluviaux restreints comme le Tigre et l’Euphrate, le Nil, le Fleuve jaune ou l’Indus, et contraints de supporter de nombreux aléas climatiques – l’agriculture est très dépendante des saisons – et surtout épidémiologiques, finirent par lentement dominer. C’est sans doute le point sur lequel l’auteur est le plus convaincant : lorsqu’il étudie les inconvénients de ce qu’il appelle la domus de l’agriculteur sédentaire. Il s’agit un complexe associant des champs, des enclos, une famille humaine, son bétail mais aussi les parasites présents (rats, punaises etc.) et qui s’avère extrêmement vulnérable d’un point de vue sanitaire. Les maladies passent de l’animal à l’homme facilement, les parasites les transmettent, et comme les populations d’agriculteurs sont denses, elles s’avèrent extrêmement létales. Les grandes épidémies que nous connaissons et qui n’ont disparu qu’à partir du XIXe siècle sont des maladies de la sédentarité et de l’agriculture. Ce constat permet d’expliquer ce que constatent les archéologues : la disparition soudaine de sites agricoles notamment durant la dernière partie du néolithique. Si les sites ont été abandonnés c’est que la population a été brutalement fauchée par un virus ou un bacille nouveau. La population restante a par ailleurs pu rebasculer dans un mode de vie nomade, optant pour la chasse et la cueillette associées à une agriculture ponctuelle et non plus généralisée. Selon James C. Scott ce retour à ce qu’on envisageait comme un état de barbarie, aurait été assez fréquent. Il fut toutefois ralenti avec la naissance des premiers États.
La deuxième thèse développée dans Homo Domesticus, c’est que si la forme-État a pu apparaître et lentement s’imposer, malgré des périodes d’effondrement qui ont caractérisé de nombreuses civilisations (disparition des Mayas, des États mycéniens en Grèce, de l’Empire khmer etc.), c’est du fait de son affinité élective avec la domus agricole et sédentaire. C’est la céréale, qu’elle soit sous forme de blé, de riz ou de maïs, qui joue le rôle de levier décisif permettant l’existence de l’État. En effet elle fixe l’agriculteur sur un site mais aussi s’avère divisible, stockable alors que sa récolte donne lieu à une prévisibilité optimum pour l’agent de l’État qu’est le collecteur d’impôt. Ainsi s’il n’y a pas eu d’État de la patate douce, de l’igname ou du tarot, il y a eu des États du blé (Égypte, Mésopotamie), du riz (Chine, Inde) ou du maïs (Amérique du Sud). Les populations nomades de chasseurs-cueilleurs ou pastorales sont elles restées incontrôlables pour les États : ce sont elles que les fonctionnaires, scribes, rois et prêtres ont désigné comme des « barbares » à soumettre ou à refouler. Le paysan semble moins coriace.
L’État, un racketteur ?
L’analyse de Scott tourne assez court en partie parce qu’il n’intègre pas dans son modèle explicatif les propres tensions et contradictions au sein des groupes humaines non sédentaires. Même s’il évoque le fait que les « barbares » connaissaient et pratiquaient l’esclavage et qu’ils cultivaient la razzia sur les populations sédentaires, la vision des rapports sociaux au sein de ces premieres est trop rapide pour convaincre. On est en outre très surpris de ne trouver aucune référence aux travaux d’Alain Testart dont la distinction entre « société de stockage » et « société de collectage » aurait due être prise en compte : elle est essentielle pour comprendre l’émergence de phénomène de différenciation sociale au sein des sociétés préclassistes. Ainsi on peut envisager que cette différenciation s’est approfondie du fait de la « spécialisation » accrue au sein des communautés sédentaires : certains groupes seraient devenus exclusivement à vocation politique et militaire ou religieuse, se coupant de la production et des producteurs. En présence de groupes nomades prédateurs et opportunistes, des communautés spécialisées dans une mono-activité de cultivateur auraient pu développer des corps politiques et militaires spécialisés à vocation protectrice mais aussi judiciaire.
La bibliographie quasiment exclusivement anglo-saxonne s’avère aussi lacunaire : ni Maurice Godelier ni Emmanuel Terray ni Claude Meillassoux ne sont cités. Ces auteurs auraient permis à l’auteur de prendre en compte le rôle de la religion dans l’émergence de structures politiques de classe et celui des premières formes de chefferie politique. La question des formes de propriété n’apparaît pas non plus.
En refermant Homo Domesticus, l’on peut se sentir à la fois ébloui par la force du modèle interprétatif proposé, modèle qui contient assurément un noyau dur de vérité profonde, et les manques qui donnent l’impression d’un puzzle dont certaines pièces sont trop manifestement absentes. Mais Homo Domesticus est assez stimulant pour être lu et discuté : il fera date. Gageons que les recherches à venir se proposeront de combler ces absences.
Baptiste Eychart
James C.Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États Préface de Jean-Paul Demoule, traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry La Découverte, 301 pages, 23 €
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