À un journaliste qui lui demandait « L’idéal pour un écrivain n’est-il pas de naître en Italie, parce qu’il peut se choisir, comme quelqu’un du Sénégal, la culture qu'il préfère, en oubliant celle de son pays ? » Pier Paolo Pasolini répondit : « Non, non, non : si tu nais dans un petit pays, tu t’es fait avoir. Tu ne comptes que si tu appartiens à une culture hégémonique ».
L’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop s’est fait avoir : il est né dans un petit pays. À cœur défendant, surmontant son contentieux mémoriel avec l’ancienne puissance coloniale, il s’est donc résigné à rédiger ses ouvrages en français - des essais, de la littérature - et a rencontré internationalement de notables succès d’estime. Il appartient à ce carré VIP très fermé d’intellectuels-kérosène subsahariens qui ne cessent de parcourir la planète, d’invitations en colloques, de missions universitaires en remises de prix. Un nomade donc, mais pas à la mode cosmopolite vibrionnante des Jacques Attali et consorts. D’une destination l’autre, il prend garde de protéger l’intégrité de son être-au-monde négro-africain des ravages aliénants de la modernité, préférant toujours, par exemple, la palabre au clavardage. « Nous sommes plus que jamais un troupeau face aux réseaux sociaux », énonce-t-il, avec son sens péremptoire de la platitude.
Il a eu la sincérité opportuniste de cocher promptement toutes les cases de la bienpensance idéologique. Très vite, il s’acoquine avec François-Xavier Verschave et sa bande de redresseurs de torts, de justiciers planqués - « Monsieur Verschave est un Tintin qui ne va pas au Congo de peur de rencontrer le lion », ironisait Jacques Vergès -,s’installant de la sorte à vie dans le confort paresseux de la rengaine moralisante, de l’indignation prévisible et sur mesure, du business juteux de la victimisation. Rien de ce qui est humain, ni trop humain, ne lui est étranger. Ainsi a-t-il pétitionné pour exiger la libération de Tarik Ramadan, dévoré qu’il est, murmure-t-on, de dispositifs pulsionnels isomorphes. Ou applaudi à l’intrépide autodafé fiduciaire public du suprématiste noir Kemi Seba. Il ne mégote pas, par identification propitiatoire, son fraternel soutien au Parti des Indigènes de la République et autres associations ou militants de la sphère décoloniale, vole à la défense de tous les racisés et discriminés de la terre, sans parler, cela va de soi, des « damnés de la mer » - les migrants. Il s’est, en revanche, désolidarisé de l’hommage rendu aux dessinateurs de Charlie-Hebdo, se déclarant « horrifié » par les fameuses caricatures blasphématoires. « On n’a pas le droit d’insulter une religion », décrète-t-il. Un raidissement et une ligne rouge irrévocable qui ne le mettent nullement en contradiction avec le reste de ses engagements, traversés de façon sourde par la nostalgie de la tradition, l’ancestrolâtrie, et les multiples renvois déférents à l’indépassable Cheikh Anta Diop. S’il eut été plus subtil, il aurait néanmoins remarqué que l’islam ne constituait, en l’occurrence, que le paravent d’ un racisme anti-arabe obsessionnel au sein de la rédaction, et bien davantage horrifiant. Faut-il corréler cet aveuglement au fait qu’il n’hésite-t-il pas, par ailleurs, à traquer la négrophobie jusque dans ses pires expressions maghrébines contemporaines, ce qu’occulte volontiers la vulgate officielle indigéniste ? Enfin, figure imposée, il décoche ses flèches les plus rageuses et les plus convenues sur la pérennité odieuse de la françafrique, les méfaits économiques insupportables du CFA, les interventions néocoloniales des armées de l’ex-métropole, la prédation désinvolte des richesses minières du continent, la collusion des élites nationales corrompues, etc. Une salve de protestations rabâchées depuis des décennies, et dont on peut mesurer la fonction symbolique purement conjuratoire - ou de diversion - à sa totale absence d’effectivité politique émancipatrice.
C’est au cours d’un séjour au Rwanda, où il rédige un livre sur le génocide des Tutsi (à nouveau une infamie coperpétuée par les légions gauloises), qu’il se déprend pour de bon de cette langue nauséabonde, le français, « qui pue le sang ». Déjà, le romancier haïtien Lyonel Trouillot avait affiché d’intempestifs pincements de nez, en brandissant un réquisitoire du même acabit : l’incrimination du français au tribunal de l’humanité, pour avoir servi de véhicule aux beuglantes sadiques du maître blanc, dans les plantations. Extravagant procès, en vérité. Toute langue n’est-elle pas fasciste par essence, comme le soulignait Roland Barthes. L’allemand de Goebbels disqualifie-t-il celui de Novalis ou de Karl Marx ? Existe-t-il un idiome sur terre qui ne charrie dans son champ lexical que les molles douceurs du peace and love ? Peut-être bien le dzongkha, si l’on en croit la rumeur baba-touristique ? On invite ces vieilles chochottes, en pleine bouillie mentale, à s’y colleter d’urgence.
En attendant, Boubacar Boris Diop a choisi, sans surprise, de se refaire une santé olfactive avec le wolof, sa langue natale. La désintoxication des fosses nasales marque pour lui le moment hygiénique d’un nouvel élan plumitif, aux intimes fragrances. Car chez ce grand compulsif - et chasseur invétéré - en permanence « submergé par ses bons sentiments », il faut toujours chercher la femme, une proie dispensatrice de strideurs étranges : « Écrire en wolof, c’est une déclaration d’amour à toutes ces femmes qui m’ont abreuvé du lait de la langue wolof », savoure-t-il, béat. Tandis que lorsqu’il utilise le français, qui « formate, décérèbre, dévoie les imaginaires », il « n’entend pas les mots qu’il écrit ». Fin de partouze. S’ajoutant aux fétides soucis d’odorat, voici l’ouïe, à son tour, incommodée par la frigidité du silence. Le recours à l’écriture inclusive constituerait-elle une prothèse efficace à cette surdité quasi-libidinale ? Honni-e soit qui mal y pense.
Elle apparaît soldée l’époque où l’Algérien Kateb Yacine considérait le français comme un « butin de guerre ». Cependant, si ce retour à une fétichisation des langues nationales, sous le label de renaissance, semble porté par une dynamique ancrée, profonde, irréversible, il est loin d’être partagé par tous les écrivains, en Afrique. Et ceci pas uniquement - ainsi persifle Boubacar Boris Diop - dans le but de soutirer quelque hochet/cachet honorifique à la francophonie institutionnelle. Au nom de la liberté vraie, beaucoup préfèrent encore s’arracher à l’immédiateté gluante de l’oralité, se dégager des viscosités ethno-lignagières, fuir enfin l’horreur crépusculaire d’être assigné à devenir ce que l’on est. Le sociologue nigérien Michel Keita, l’auteur congolais Labou Sony Tansi, le philosophe béninois Stanislas Adotevi, l’ont formulé, chacun à sa façon: « Ma véritable langue maternelle, c’est celle dans laquelle j’ai appris à lire ». Et tant pis pour les nostalgiques rémanences des jacasseries du gynécée. De surcroît, analysent-ils, le repli ontologique sur des valeurs reconstituées et vendues comme primordiales, n’est pas une réponse opératoire au système d’exploitation à l’échelle mondiale : il s’inscrit très précisément, au contraire, dans la stratégie d’accumulation et les injonctions sociétales du capitalisme globalisé, qui encourage le développement des particularismes et des marchés périphériques balkanisés.
Imperméable à de telles considérations, indifférent à ces ultimes représentants d’une langue de transition, notre séducteur-pourfendeur, non content de publier en wolof, a initié un vaste programme de traductions au long cours (quatre livres par an pour le moment, sélectionnés avec une prudence éditoriale de bon aloi : Aimé Césaire, JMG Le Clézio, etc., l’indispensable et cucultissime Petit prince étant annoncé dans la prochaine livraison). À l’appui cet ambitieux projet, Boubacar Boris Diop se rengorge d’une comparaison statistique formelle confondante de ridicule : « Les Grecs, plaide-t-il, pour m’en tenir à ce seul exemple, sont à peine dix millions - contre quatorze millions de Sénégalais - et cela ne les empêche pas d’écrire dans leur langue ». Sauf que ladite langue grecque se construit, travaille, évolue depuis trois mille ans, que la Bibliothèque Nationale à Athènes comporte près d’un million ouvrages, qu’un étudiant peut accéder à la culture universelle sans avoir recours à un support linguistique étranger. Il n’existe pas de Bibliothèque Nationale à Dakar, et l’entière production en wolof trouverait ses aises dans un mobile home. Combien de temps, de générations vétilleuses, de nuits blanches, pour se mettre à jour ? Cours camarade, le vieux monde coutumier est devant toi !
Avant d’être taxé d’agent provocateur de la perfide françafrique (laquelle, au demeurant, n’est plus qu’une instance sous-traitante, déclinante, et maintes fois flouée, de l’impérialisme américain), je m’empresse de préciser que je me suis fait avoir, moi- aussi. Je viens, en effet, d’un très petit pays, encore aujourd’hui sous domination française, d’un peuple devenu minoritaire sur son propre sol, et dont la langue vernaculaire, celle des échanges quotidiens, est brimée et étouffée par l’état colonial depuis deux siècles et demi. S’y distinguent pareillement des chantres intransigeants d’une fidélité retrouvée à l’autochtonie, à travers des formes diverses de réappropriation culturelle. En vers ou en prose, ils s’appliquent à restituer l’âpre et musicale oralité de leurs enfances bercées par les vociférations des hommes, quitte à ne rencontrer qu’un lectorat groupusculaire ; quelques traducteurs, farouchement indépendants et besogneux, des esthètes avant tout désireux de se faire plaisir, contribuent par ailleurs à remplir sans concertations le mobile home local, dans un affriolant éclectisme. Au hasard du catalogue, on peut dénicher La Bible, Hamlet, Le Manifeste du Parti Communiste, etc. - pour le bonheur presque exclusif de bibliophiles, appâtés par la rareté spéculative du produit, au tirage limité.
D’autres auteurs, la plupart, souscrivent de manière implicite au postulat de Pasolini, partagé et théorisé par Lucien Goldmann : une petite nation, au background civilisationnel nécessairement médiocre, voire mesquin - faible développement des forces productives, bourgeoisie urbaine embryonnaire - ne peut pas engendrer de grands écrivains. Dès lors, ils préfèrent abolir en eux cette temporalité fermée. Ils optent pour la zone franche, les codes et les instances de légitimation de la patrie-marâtre, la promesse d’aubes hégémoniques. Avec un net surprofit économique et mondain, quand ils réussissent à triompher, ce qui est parfois le cas, dans le cadre des foires rituelles aux prix littéraires. Il en est même qui, sans bénéficier d’une quelconque discrimination positive, sont parvenus à se faire élire à l’Académie Française. « Cette assemblée de gens gâteux et vaniteux », ne peut se retenir de blasonner Boubacar Boris Diop, jamais parcimonieux en matière de clichés. À moins qu’il ne s’agisse d’une pique collatérale adressée à feu l’immortel Léopold Sédar Senghor, son compatriote-président acculturé jusqu’au trognon, et « que personne ne lira plus dans cent ans ». Sinon traduit en wolof, qu’à Dieu ne plaise.
François de Negroni