dans Philosophie Magazine N° 129
Vous pensiez que ce smoothie grenade-betterave-pomme-citron allait “purifier” votre organisme de vos agapes de la veille ? Peut-être devriez-vous montrer plus de respect pour les vertus des plantes afin de soigner vos maux par la racine.
Je ne crois pas vraiment aux vertus des cocktails détox – à dire vrai, je n’y crois pas du tout ! En premier lieu, parce que je prête attention aux critiques savantes qui rappellent qu’aucun aliment n’a jamais modifié l’acidité du corps, pour la simple raison qu’avant de parvenir à l’intestin, il est plongé dans le bain d’acide chlorhydrique de l’estomac, et qu’aucune substance ne peut « nettoyer » le foie comme on décrasserait le carburateur d’une voiture, parce que cet organe, tant qu’il est bien portant, se purifie lui-même. Quant aux « toxines » que l’on accumulerait comme le ciel des grandes métropoles condense les particules fines, aucune étude sérieuse n’est parvenue à démontrer que le thé vert, le citron du matin dilué dans l’eau tiède ou le cocktail carotte-pomme-gingembre a le moindre effet sur leur existence.
Mais c’est surtout parce que je vois dans ces prescriptions une caricature de celles qui avaient cours au Moyen Âge et qu’on a tant de mal à décrypter aujourd’hui. On doit au moine dominicain Albert le Grand (1200-1280) des cocktails de plantes autrement excitantes pour l’esprit. D’après lui, la racine de jusquiame (Hyoscyamus) serait le traitement privilégié des ulcères. Mais si l’on boit son suc mélangé avec du miel, on fait disparaître les douleurs du foie. On peut aussi en porter quelques fleurs sur soi ; on devient alors joyeux et charmant, on plaît aux femmes et l’on se sent des dons pour l’amour. Dans le livre Les Secrets admirables du Grand Albert, on trouve un répertoire de plantes aux vertus incompréhensibles à un Moderne : la cynoglosse (Cynoglossum officinale), placée sous le gros orteil, empêcherait les chiens d’aboyer (d’où son nom, sans doute). La chélidoine (Chelidonium majus) serait un merveilleux opérateur de diagnostic. Placée sur la tête d’un malade, cette dernière « chantera s’il doit mourir et pleurera s’il doit guérir ». Le suc de verveine (Aloysia), bu dans l’eau chaude, assurerait une « détox » complète, purgeant le corps des humeurs malsaines mais aussi – surtout ! – l’âme des esprits malins. Quant au fameux citron, tout comme la rue (Ruta graveolens), à condition de les associer à des noix et à des figues, et d’y ajouter un grain de sel, il serait un excellent antidote aux venins, celui de l’aspic comme celui des langues perverses. Serait-ce l’origine des vertus qu’on lui attribue aujourd’hui ?
C’est chez Hildegarde de Bingen (1098-1179), abbesse bénédictine de Rupertsberg, sur les rives du Rhin (actuelle Allemagne), que l’on trouve la théorie la plus aboutie des vertus des plantes. Pour elle, les plantes éprouvent des émotions. C’est pourquoi on ne les cueille pas n’importe quand, de peur de gâcher leurs humeurs bienfaisantes. On doit leur expliquer ce qu’on attend de leur action et leur rendre grâce en les associant à des prières comme le montre l’une de ses incantations : « Je coupe ta verdeur parce que tu purifies toutes les humeurs qui entraînent l’homme sur des chemins d’erreur et d’injustice, par le Verbe vivant qui a fait l’homme sans le regretter. »
Je reste persuadé que l’inefficacité des cocktails détox provient du fait qu’on instrumentalise les substances en les confinant à leur effet pharmacologique. Si on les associait à des êtres de notre temps, les considérait comme représentantes d’un ordre de vie avec lequel nous partageons la Terre – si nous trouvions le moyen de nous adresser à elles avec respect –, peut-être en obtiendrait-on de véritables effets. Mais alors, nous prendra-t-on pour des fous et nous assommera-t-on de psychotropes… pas bio pour un sou ?
Tobie Nathan dans Philosophie Magazine N° 129