Un seul roman avait suffi pour placer l’Ivoirien Ahmadou
Kourouma, en 1976, au premier rang des écrivains africains de langue française.
Les soleils des indépendances
fournissaient en effet, de l’intérieur, et avec un talent d’emblée éclatant, un
regard critique sur la situation des pays d’Afrique noire après la
décolonisation. Il avait attendu quatorze ans ensuite avant de revenir en
arrière dans un deuxième roman, Monnè, outrages
et défis, où l’époque coloniale était cette fois mise en lumière, avec les
excès du colonisateur mais aussi les compromissions du colonisé. En attendant le vote des bêtes sauvages
se situe dans le droit fil de ces livres : il consiste en un long
dithyrambe, poursuivi en six veillées au cours desquelles se trace devant nos
yeux étonnés le portrait du président Koyoga qui règne sur un pays appelé ici
la République du Golfe et qui ressemble beaucoup au Togo – mais ce pourrait, sans
doute, être n’importe où ailleurs.
Dithyrambe ? Certes, tous les éléments sont réunis pour
le composer. La gloire d’un chef d’Etat vaut bien que s’y appliquent les
meilleurs griots du cru, et en particulier ce Bingo, qui sera le « sora »
dans ces circonstances : « Je
louange, chante et joue de la cora. Un sora est un chantre, un aède qui dit les
exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs. » Et il n’est, au
pays, de plus grand chasseur que Koyaga. Mais Bingo n’est pas seul, il est
accompagné par Tiécoura qui joue de la flûte et qui, surtout, est son répondeur.
Sa parole est souvent moins plaisante, comme en témoigne sa première
intervention :
« Président, général
et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq
veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur
vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos
conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et
assassinats… »
Cinq veillées sont annoncées, six auront lieu, selon une
conception du temps très approximative, six épisodes d’une épopée légendaire
dans laquelle se cache la vérité. Les vérités, convient-il de dire, tant chaque
fait présente des faces contradictoires. De nombreux événements mériteront, par
exemple, deux lectures : l’une attachée à expliquer les choses en fonction
des croyances dans le pouvoir des forces surnaturelles, des esprits et de la
magie ; l’autre leur donnant une structure plus conforme au fonctionnement
d’un cerveau européen. C’est évidemment une explication enfantine de Blanc qui a
besoin de rationalité pour comprendre.
Le mythe fait feu de tout bois, et le personnage de Koyaga
se construit, hors normes, digne de marquer les esprits et de régner sur son
peuple, même au prix d’une cruauté que justifie un destin élevé auquel il n’aura
cessé de faire face avec courage. Apprenti dictateur, il bénéficie des conseils
de ses aînés qui tiennent à lui faire part de leur expérience passée et lui
confient, comme un héritage, les secrets du pouvoir. Ils se transmettent dans
des scènes délirantes, par des personnages en qui l’on reconnaît ou croit
reconnaître des figures historiques, de Bokassa à Mobutu, soucieux, par exemple,
de prévenir Koyaga contre les méchantes bêtes qui menacent un chef d’Etat et
président d’un parti unique dans l’Afrique indépendante de la guerre froide. C’est
la fâcheuse inclination en début de carrière à séparer la caisse de l’Etat de
sa caisse personnelle, ou encore d’instituer une distinction entre vérité et
mensonge, etc.
Ahmadou
Kourouma se livre ainsi à une joyeuse, burlesque dénonciation de tous les
travers du pouvoir tel qu’il est trop souvent exercé dans les pays africains. Puisant
dans un fonds commun nourri autant de la réalité historique que de récits
appartenant à l’imaginaire collectif, il respecte rigoureusement les formes de
ses veillées, allant jusqu’à les ouvrir et les fermer par des proverbes qui
donnent le ton de chaque soirée, et en même temps transgressent avec une sorte
de furie le respect dû au chef. La voix du conteur principal donne des couleurs
éblouissantes à l’histoire d’un homme hissé sur un pavois glorieux, tel un dieu.
Mais hissez-le assez haut, on verra qu’il n’a pas de pantalon…