La ruée des géants mondiaux de la bière vers l’Afrique est une réalité du fait des perspectives d’augmentation des capacités de production de l’industrie que le continent offre du fait de la croissance économique, du boom démographique fulgurant et de l’urbanisation rapide. Ainsi, d’après l’entreprise d’études de marché Canadean, le volume de bière vendu en Afrique devrait croître de 5% par an en moyenne entre 2015 et 2020.La Deutsche Bank dans un rapport datant de 2015, indique que le continent africain représentera 37% du volume mondial de la bière et comptera 42% de la croissance du bénéfice des entreprises brassicoles mondiales d’ici 2025.
Le groupe Heineken contre le groupe Castel
La Cote d’ivoire, locomotive de la zone Franc de l’Afrique de l’ouest enregistre depuis 2015 une progression économique de premier plan. Comme la plupart des autres pays francophones du continent, la cote d’ivoire est une place forte du très secret groupe Castel, numéro deux de la bière en Afrique – également leader dans le vin en Europe où il possède le caviste Nicolas. Un véritable empire dirigé et créé par Pierre Castel, neuvième fortune de France selon Challenges3 (avec 11,5 milliards d’euros de patrimoine professionnel en 2017), qui détient plus d’une quarantaine de brasseries en Afrique à travers sa filiale, Brasseries et Glacières internationales (BGI). En Côte d’Ivoire, il a longtemps régné en maître absolu, captant jusqu’à 90% du marché de la bière3. Et « l’Africain de Bordeaux », comme certains surnomment le fondateur du groupe, n’apprécie guère la concurrence. Début 2015, sa filiale ivoirienne, la Société de limonaderies et brasseries d’Afrique (Solibra), a ainsi racheté pour 49 millions d’euros Les Brasseries ivoiriennes, un concurrent créé deux ans plus tôt qui lui reprenait des parts de marché.
Lorsque Heineken, deuxième brasseur mondial et leader au Nigeria et au Congo3, débarque en terre ivoirienne en novembre 2016, le groupe Castel que le spécialiste de la Françafrique, Antoine Glaser compare dans son dernier livre* au groupe Bolloré car « ils connaissent aussi bien les décideurs africains les plus influents que les cercles du pouvoir en France est donc sur le pied de guerre. En effet, Heineken en injectant 150 millions d’euros dans sa brasserie locale amenée à produire 1,6 million d’hectolitres pour un marché ivoirien d’environ 3 millions d’hectolitres montre sa volonté d’être un acteur majeur du secteur. Ces deux poids lourds vont donc commencer une bataille intense sur le marché pour gagner ou conserver des parts de marché suivant la position de l’un ou de l’autre.
Bataille de communication
Heineken à travers sa filiale Brassivoire attaque le marché ivoirien avec une nouvelle bière spécialement conçue pour le marché dont la qualité est indubitablement au-dessus de ce qui était proposé actuellement par son concurrent sur le même marché avec un nom emblématique : IVOIRE. Chez Brassivoire, on vante la qualité de l’Ivoire, « la première bière ivoirienne à avoir remporté un prix international, la médaille du goût remarquable au concours de l’Institut international du goût et de la qualité à Bruxelles ». Cette bière est en sus fabriqué en partie avec du riz local renforçant le sentiment d’appartenance du produit pour chaque ivoirien. En un mot, l’image d’une bière de qualité à consonnance nationale est véhiculée et apparemment touche le public qui réagit favorablement. La « nouvelle bière » est bien accueillie. Cette donne, va alors susciter une intense bataille de com’ où chaque camp rend coup pour coup. Depuis plusieurs mois, la capitale ivoirienne est ainsi assiégée par d’immenses panneaux publicitaires qui rivalisent de taille et de slogans et qui ne laissent aucun public indifférent.
« Cela devient un peu n’importe quoi, sur chaque rue, chaque carrefour, nous avons une publicité géante pour l’une ou l’autre des deux marques. Je n’ai jamais vu ça », assure Yacouba, un habitant d’Abidjan, devant l’une de ces publicités qui s’étire sur vingt mètres de hauteur. La situation est telle que le gouvernement ivoirien demande aux deux adversaires de limiter leurs assauts publicitaires, notamment sur les devantures des bars du pays. Et parfois cette surenchère dérape comme lorsque plusieurs panneaux de Brassivoire (la brasserie de Heineken installés dans la ville touristique de Grand-Bassam (près d’Abidjan) sont arrachés en mai 2017. Ou que certains distributeurs sont suspectés de subir des pressions pour ne pas vendre la bière « Ivoire » du groupe néerlandais. « Ce n’est pas très démocratique, commente sobrement le directeur général de Brassivoire, Alexander Koch. Nous ne sommes pas en guerre avec Castel mais nous travaillons pour satisfaire les consommateurs. A la fin, ce sont eux qui décident ». « Ce sont des accusations de pleureuses, c’est du grand n’importe quoi » rétorque de son côté, Francis Batista.
Guerre des prix
Autre terrain sur lequel s’affronte les deux brasseurs : les prix. Pour contrer la montée en puissance de Heineken, Castel a décidé de casser le prix de sa célèbre « Bock », également surnommée « la Drogba » en référence à la star du foot ivoirien Didier Drogba, pour l’aligner sur celui du groupe néerlandais. Une concurrence logiquement appréciée des consommateurs et qui a notamment permis d’équilibrer des prix qui variaient selon les saisons. La rivalité entre les deux groupes ne semble pas près de s’arrêter4. « Notre but est d’adapter notre capacité à la demande croissante envers nos produits, indique Alexander Koch. L’inauguration de notre deuxième ligne de production fin 2017 avant la date prévue de 2020 l’illustre bien. Notre objectif est également d’augmenter notre approvisionnement local dans le cadre de notre ambition régionale de 60% de matières premières locales à l’horizon 2020 ». Dans cette optique, Heineken a lancé en décembre avec le ministère de l’Agriculture ivoirien et l’agence allemande de coopération internationale (GIZ), le projet Krispi destiné à valoriser et développer la filière riz dans le pays – la bière Ivoire d’Heineken est produite à partir de cette céréale. Stratégie de préférence nationale mis en avant par le groupe Heineken
De son côté, Castel n’est pas en reste. Après avoir dépensé 42 millions d’euros sur le marché ivoirien en 2017, le groupe français prévoit d’en injecter trente supplémentaires en 2018. De gros investissements qui selon le directeur général de Solibra n’ont pas été sans effet. « Mi-2017 Heineken est monté à 30% de parts de marché mais aujourd’hui ils sont au-dessous de 20% » affirme-t-il. Un chiffre contesté par Heineken qui précise se situer autour des 25%. Cet affrontement va-t-il pour autant se solder par la disparition de l’un ou l’autre des deux groupes ? Car l’opérateur historique de la bière ivoirienne (SOLIBRA) a vu son bénéfice net 2017, reculer de 83 %, par rapport à l’exercice précédent. Mais pour faire face à cet adversaire coriace, Castel a investi 37 milliards de F CFA dans des projets de modernisation et d’extension de ses sites de production dans le pays. Ainsi, à Yopougon, sur le site de production Les Brasseries Ivoiriennes (LBI), fondées en 2013 par le groupe Eurofind et rachetées par Castel en 2015, la capacité a été doublée, passant de 250 000 hectolitres à 500 000 hectolitres.
À Bouaflé, dans le Centre-Ouest, et sur les trois sites Castel d’Abidjan (un à Treichville et deux à Yopougon), les mêmes ajustements techniques ont été apportés de sorte que Solibra produit environ 40 millions de bouteilles pour toutes ses marques de bières, boissons gazeuses, eaux minérales et limonades. En parallèle, Solibra a entamé un marketing agressif : relooking de sa marque, organisation de fêtes de la bière aux quatre coins du pays et table aussi sur des innovations produit. Ainsi, depuis deux mois, le brasseur propose un nouveau bouchon baptisé « pull off », plus facilement décapsulable, sur les bouteilles de Beaufort. Et « d’autres innovations sont à venir », promet-il.
La confrontation entre Castel et Heineken combine à la fois des approches de stratégies commerciale et marketing qui se traduisent en termes d’attaques informationnelles très agressives en mettant en exergue le prix, la logistique et la communication. La Côte d’Ivoire connaît une croissance d’environ 8%, la classe moyenne se développe, Heineken et Castel peuvent donc tout à fait coexister. En revanche, la situation de monopole des années précédentes est bel et bien révolue ». Avant d’en arriver à une coexistence pacifique, les deux blocs semblent toutefois avoir beaucoup de chemin à parcourir. La guerre se poursuit pour l’instant. Heineken semble avoir gagné une première bataille car sa percée sur le marché est remarquable. Mais Castel, avec les innovations en cours de préparation, a les moyens de reprendre l’avantage.
Arnaud Kadio
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