Bruno Fray, journaliste indépendant, a fait une recension des rapports entre suicide et internet sur son blog (le 17 mai 2005).
Les témoignages qu’il est parvenu à rassembler dans ce billet sur le suicide sur le net sont intéressants pour parvenir à cerner la signification de ces actes.
Il y a d’abord le côté irréaliste de la possibilité d’annoncer ses intentions sur un média que l’on croit trop facilement « virtuel ». Ce média est au contraire tellement réel que les annonces suivies de réalisation existent bel et bien. Avec le net, nous ne sommes plus dans la fiction de Petits suicides entre amis, un roman de Arto Passilina paru en 2005. Le net a permis de dégrader la fiction en réalité. L’insistance qu’il y a à penser l’internet comme virtuel montre seulement que beaucoup le trouvent incroyable. C’est dans un effet d’après-coup que le contenu se révèle prémonitoire du passage à l’acte. Ce qui souligne en creux que de nombreuses lettres ou blog évoquent la mort sans forcément conduire au passage à l’acte. Comme Benoit Desavoye, auteur du livre « Les blogs », en témoigne. Celui-ci a pour travail de vérifier les contenus et il avoue n’avoir rien vu venir pour une jeune fille qui s’est suicidée : « Après-coup, on comprend que c’était explicite ».
Mais, je pense que la réalité est de toute façon incroyable. Pourquoi internet échapperait-il à notre tendance à ne pas y croire ?
L’article de Fray permet aussi de se demander ce que signifie d’annoncer son suicide par écrit. Les lettres des suicidés sont des classiques déjà étudiées par Briere de Boismont en 1856. Alors, est-ce que l’internet y apporte quelque chose de nouveau ? Je ne crois pas.
En effet, ces lettres sont une façon de « laisser son journal intime ouvert dans la salle de bain », comme le dit Morgane. A ce titre, un blog est soit une lettre, soit un journal selon sa longueur. Ce qui compte réellement étant plutôt la possibilité ou pas que d’autres les lisent. Ce qui est le cas aussi bien des lettres laissées lors du passage à l’acte, que des blogs de celui qui est passé à l’acte que du journal intime que l’entourage retrouve après le décès.
La présence de ce lecteur suppose que quelqu’un puisse déchiffrer l’acte. Le suicide de Didon nous l’indique. Il lui fallait faire signe à la cité et à son amant. En se jetant dans le feu, elle adresse un signe qui montre ce qu’elle a accomplit (la construction de la ville, la vengeance de son mari) et son amour (elle s’est enflammée pour son amant). Elle envoit ces signes à des adresses multiples, voire sans nombre. Par cet acte, elle inverse la direction du regard : ce n’est plus elle qui regarde le départ de son objet, c’est l’Autre qui voit ce qu’elle était. Moyen en quoi l’Autre existe, son amour devient consistant.
Si bien que les blogs pourraient remplir une fonction analogue.
Cette fonction, Jacques-Alain Miller l’a souligné pour Google : il met « chaque chose à sa place - et toi-même par-dessus le marché, qui ne seras plus, et pour l'éternité, que la somme de tes clics ».
Le blog est une façon de laisser une trace de soi. Avec l’écriture et internet, nous revenons aux fonctions primitives du signe qui avait été inventées par les bergers pour dénombrer les chèvres du troupeau. Le blog donne la possibilité de se compter parmi d’autres anonymes. C’est une inscription du sujet dans le monde des signes auquel il y ajoute son propre signe.
En même temps, le sujet s’est effacé sous ce signe, il a disparu. Les lecteurs de son blog peuvent en voir la trace, comme les marins voyaient la fumée de Didon s’élever dans le ciel. Que la fumée puisse faire le signe d’une décision est attesté par celles des conclaves du Vatican, n’est-ce pas ?
De là à déchiffrer ce qui a été dit… La signification s’est interrompue au moment de l’acte. Le discours du sujet a été ravalé par l’acte suicidaire à l’état de signes, faute d’être relayé par d’autres mots. Le disque s’est rayé. Le sujet ne peut plus se faire comprendre.
En réalité, cela s’enchaîne selon une progression inverse. Le sujet a d’abord l’idée de ne pas être entendu. Alors, il tente de le signifier par son blog, laissant à l’Autre la tâche de le déchiffrer.
Alors, les blogs d’adieu sur le net montrent le fol espoir que quelqu’un enfin puisse parvenir à lire puis à dire ce que l’auteur n’arrivait pas à faire entendre.
Briere de Boismont A., Du suicide et de la folie suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie, Baillière, 1856