Vladimir Maïakovski – Chantez ma gloire !

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Chantez ma gloire !
Je ne suis pas de ceux qu’on qualifie de grands.
Sur tout ce qui s’est fait
j’écris le mot nihil.

Je ne veux
plus jamais
rien lire de ma vie.
Les livres ?
Je m’en fiche, des livres !

Autrefois je croyais
que les livres se font ainsi :
arrive le poète,
ouvre la bouche sans effort,
et le simplet inspiré se met aussitôt à chanter
– ce n’est pas plus difficile !
Alors qu’en fait,
avant qu’on ne commence son chant,
on erre longtemps, les pieds couverts d’ampoules,
et la carpe stupide de l’imagination
patauge mollement dans la vase du cœur.
Tandis que l’on concocte, graillonnant quelques rimes,
Dieu sait quelle soupe de rossignols et d’amours,
la rue se tord, atteinte de dislinguisme
– elle n’a rien pour crier ou tenir des discours.

Pris d’orgueil, nous érigeons derechef
les tours babyloniennes des cités,
mais Dieu, lui,
en mélangeant les verbes,
jette bas nos villes sur les champs labourés.

La rue trimbalait sa torture en silence.
Son cri restait planté dans sa glotte comme une arête.
Coincés en travers de sa gorge, se hérissaient
les carrioles osseuses et les taxis replets.
Les piétons aplatirent sa poitrine comme une crêpe
– Plus plate que celle d’un phtisique.

La ville a bouclé la route par ses ténèbres.

Et lorsque
– quand même !
– refoulant le parvis qui écrasait sa gorge,
la rue éructa la cohue sur la place,
je me dis :
c’est Dieu,
dans le chœur des archanges
qui, courroucé, va brandir sa menace !

Mais la rue s’accroupit et se mit à brailler :
« Allons bâffrer ! »

On grime pour la ville les Krupp et les
sous-Krupp,
gommant leur belliqueux froncement,
tandis que dans sa bouche,
les cadavres des mots morts pourrissent,
n’en laissant que deux, enflés et vivants
– « salaud »
et un autre,
peut-être « choucroute ».

Les poètes,
détrempés par leurs sanglotis et leurs pleurs,
s’enfuient loin de la rue en s’arrachant la crinière :
« Comment chanter avec deux mots pareils
la jeune fille,
l’amour pur
et la rosée des fleurs ? »

Et après les poètes,
arrivent par milliers
étudiants,
entrepreneurs,
prostituées.

Messieurs !
Stop !
Vous n’êtes pas des mendiants,
comment pouvez-vous ainsi quémander !

Nous, les costauds,
aux pas de colosse,
ne les écoutons pas, arrachons-les
– ceux
– les suppléments gratuits des journaux
– qui se collent à chaque lit à deux places !

Est-ce à nous
de les prier humblement :
«Aidez-nous ! »
en attendant l’aumône d’un oratorio ou
d’un hymne
– nous
qui sommes les créateurs d’un hymne incandescent
– le fracas du laboratoire et de l’usine ?

(…)

***

Vladimir Maïakovski (1893-1930) – Extrait du poème « Le nuage en pantalon » (1915)Le nuage en pantalon (Mille et une nuits, 1998) – Traduit du russe par Wladimir Berelowitch.