Avertissement : comme l'indique mon CV je travaille dans le domaine des produits dérivés actions chez un concurrent de la Société Générale, et je m'exprime sur ce blog, comme pour tous les autres billets, à titre strictement personnel et non pour mon employeur.
Tout d'abord, lu sur Le Monde du 20080125 "Pour les experts de la City, les dirigeants de la Société générale ont commis des erreurs grossières" :
[...] "Les supérieurs de l'individu en question lui ont-ils demandé un compte rendu quotidien de ses positions ? Même si c'était le cas, les ont-ils lus ? J'en doute, dit notre interlocuteur. Aimant jouer solo, les traders ne font jamais allégeance aux banquiers, encore moins aux services administratifs chargés de les contrôler. Entre Paris et Londres, il y a un fossé culturel. La première n'aime pas les procédures écrites ou s'en moque. Par ailleurs, la formation des traders, utiles pour qu'ils se coulent dans l'esprit d'équipe afin de servir l'intérêt de l'employeur, ne semble pas être la priorité des établissements français." [...]
Les déboires de la Société générale jettent en tout cas le discrédit sur l'ensemble des banques françaises dans la City, déjà échaudée par les mésaventures passées de Calyon ou de l'ex-Crédit lyonnais. BNP Paribas, qui a fait le choix de décentraliser toutes ses opérations européennes dans la capitale britannique, semble pour l'instant échapper à cet opprobre. [...]
Une minute au téléphone, par e-mail, sur google, sur wikipedia ou même auprès de ces collègues qui écrivent des articles sur le domaine et qui sont mieux informés aurait permis à Marc Roche "journaliste" correspondant au Royaume-Uni du "journal" Le Monde depuis 20 ans de vérifier cette dernière affirmation est simplement fausse : les activités dérivés actions de BNP Paribas sont principalement basées à Paris, tout comme celles de la Société Générale et les deux banques sont alternativement numéros un et deux de leur marché mondial.
Peu reluisant, il ne faut pas s'etonner non plus de la baisse de vente des médias ...
Pour revenir à l'affaire, la Société Générale a publié son point de vue détaillé et accessible au profane sur le déroulement de la fraude présumée de Jérôme Kerviel qui a été mis en examen après s'être présenté de lui même aux autorités. Il a finalement été laissé en liberté sous contrôle judiciaire contre l'avis du parquet et l'enquête de la brigade financière devra faire la lumière sur les zones d'ombres qui subsistent au vu des déclarations des diverses parties.
Un point technique sur les instruments utilisés : d'après ce que j'ai compris l'activité concernée est celle de l' arbitrage entre des futures sur indices listés en bourse et des produits similaires mais traités de gré à gré entre institutions financières.
Le montant de la position cité est de 50 milliards d'euros mais il faut faire attention à ce chiffre car c'est un nominal et pas un montant en argent : pour prendre cette position en nominal sur le marché des futures la banque n'a jamais eu besoin de faire un chèque de 50 milliards d'euros à qui que ce soit (ce qui aurait immanquablement déclenché une alerte immédiate, même les grandes banques n'ont pas cet argent sous la main).
En fait le cout direct et immédiat pour rentrer dans une position de 50 milliards d'euros sur le marché listé des futures pour une banque est de ... zéro euro.
Mais le cout va ensuite évoluer comme la différence entre la valeur courante de l'indice sous jacent au future et sa valeur au moment de l'achat initial du future multiplié par ce fameux nominal, et cela jusqu'a l'arrivée au terme du future (typiquement un a trois mois) ou les positions sont soldées. Avant le solde, la chambre de compensation réalise des appels de marge, c'est à dire demande un dépot d'argent qui corresponds a un certain pourcentage (défini par bourse et par future) de la valeur courante de la position nette de la banque vis a vis de la bourse, ces appels sont les seuls mouvement réels d'argent entre les parties, un cout indirect.
Ce qui a surpris les commentateurs avant la publication ce matin de détails par la Société Générale c'est que les positions en bourse sur futures sont reportés a la banque par la chambre de compensation de la bourse tous les jours, la banque a donc une vision de ses positions qui lui vient d'un agent neutre et externe qu'elle compare a la position qu'elle estime avoir dans ses propres systèmes. Bien sur des équipes sont chargées de vérifier tout écart immédiatement (typiquement ordres annulés, plantages de systèmes de la bourse et/ou de la banque amenant a une perte d'information temporaire qu'il faut reconstruire, etc ...), une fraude à ce niveau est difficile à mettre en place, surtout sans complicité.
D'après les détails publiés la fraude présumée porte sur la partie gré à gré ou la il s'agit de courriers papiers, fax, courriels ou autre (l'enregistrement téléphonique fait souvent foi en dernier recours) entre les deux parties de la transaction sans intermédiaire. Ces transactions la sont typiquement rentrées manuellement ou semi-automatiquement par le trader dans le système d'information de la banque et normalement ces transactions sont contre vérifiées par les services comptables et d'audit des deux contreparties, et ces services communiquent entre eux.
En arbitrage ces deux transactions sur le marché en bourse et de gré a gré sont censées s'annuler : j'achète un future et je vends un produit de gré a gré identique ou très proche le tout avec un prix très légèrement différent ce qui procure un petit profit. Au final la banque prends peu de risques vis a vis des mouvements de l'indice, il y a d'autres risques bien sur que les mouvements de l'indice mais il faudrait en savoir plus sur la nature exacte des produits traités pour commenter plus avant.
Sauf si bien sur une des deux transactions n'a pas eu lieu et que la transaction fictive n'a pas été détectée par le controle interne, dans ce cas le risque est directement proportionel au nominal multiplié par les variations des indices qui sont très élevées ces derniers jours.
Pour que la tragédie soit complète quelques heures seulement après l'annonce de cette perte historique, la Société Générale a été nommée Equity Derivatives House of the Year par Risk Magazine.
Ajout 20080129 2326 : lu sur Mediapart "Société Générale : Jérôme Kerviel assure que sa hiérarchie était au courant", le journal en ligne assure avoir eu accès aux procès-verbaux d'interrogatoires de Jérôme Kerviel :
[...] Jérôme Kerviel a tout de même admis un intérêt personnel dans les opérations qu'il a menées : l'obtention de " bonus ", ces primes accordées aux traders les plus efficaces. Il a reconnu avoir déclaré 55 millions d'euros fin 2007 et négocié son bonus à partir de cette somme, ridicule en comparaison de ses " vrais " résultats (1,4 milliards d'euros), qu'il avait été obligé de dissimuler, en inventant des pertes fictives, pour ne pas se faire repérer. " Pour 2007, j'ai essayé de négocier un bonus de 600 000 euros et Martial Rouyère m'a laissé entendre que je ne pouvais espérer plus de 300 000 euros. Le bonus devait être versé en mars de l'année suivante ", a révélé Kerviel.
" A supposer que votre hiérarchie ait eu connaissance de vos couvertures de positions à l'aide d'opérations fictives, pensez-vous que cela aurait été de nature à remettre en question le montant de votre bonus ? ", lui ont demandé les enquêteurs. " Il y a des chances effectivement, mais je reste persuadé qu'ils étaient au courant de mes positions et, en cela, je vous informe de l'existence de plusieurs alertes parvenues à ma hiérarchie ", a répondu le trader. Et de préciser : " Durant l'année 2007, plusieurs mails interrogatifs en provenance du back office (le service qui contrôle les opérations sur les marchés) ont été envoyés à plusieurs de mes assistants collaborateurs afin d'obtenir des explications sur les opérations enregistrées dans mon book. Ces mails concernaient des opérations qui ne sont pas redescendues au back office ... ". Fort embarrassants pour la banque, ces courriels n'ont pour le moment pas été portés à la connaissance des deux magistrats instructeurs, Renaud Van Ruymbeke et Françoise Desset.
D'autres passage du même document révélés sur Le Monde Jérôme Kerviel : "Je ne peux croire que ma hiérarchie n'avait pas conscience des montants que j'engageais" :
[...] Reste que la banque s'interroge et lui demande quelques précisions, qu'il est bien en peine de fournir. "J'ai alors fourni de faux justificatifs de saisie sur ces opérations, à savoir de faux mails. J'ai réalisé un faux mail en utilisant les possibilités qui me sont offertes par notre messagerie interne, à savoir une fonction qui me permet de réutiliser l'en-tête d'un mail qui m'est expédié en changeant le contenu du texte qui m'est envoyé. Il me suffisait alors de taper le texte que je souhaitais et le mail avait toute l'apparence d'un document original. Début janvier 2008, je suis tiraillé entre la satisfaction de cette réussite et l'énormité du montant à annoncer sachant que ces résultats étaient générés par de fausses opérations."
[...] Et le trader de dénoncer une direction apathique :"Le simple fait de ne pas prendre de jours de congés en 2007 (4 jours en 2007) aurait dû alerter ma direction. C'est une des règles primaires du contrôle interne. Un trader qui ne prend pas de vacances est un trader qui ne veut pas laisser son book à un autre. Je recevais régulièrement des messages de risque qui m'alertaient des dépassements d'un gros manquement de couverture en nominal. Quelques minutes plus tard, le temps que je boucle, un contre-message me parvenait. La fréquence de ces messages d'alerte ne les a pas inquiétés."
Question des policiers : pourquoi est-ce resté silencieux et sans effets ? Réponse claire de Jérôme Kerviel : "Car je générais du cash, donc les signaux ne sont pas si inquiétants que cela. Tant que nous gagnons et que cela ne se voit pas trop, que ça arrange, on ne dit rien."
Je ne sais pas ce qui est vrai la dedans tant c'est incroyable ... Les juges et enquéteurs ont certainement à coeur de déméler les déclarations des uns et des autres dans cette affaire.
Pour les aspects juridiques lire chez Maitre Eolas "L'homme qui valait cinq milliards".