Pékin, cité impériale
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Au bout de deux heures, l’Empereur et sa Cité me recrachent par la sortie
Sud. D’un extrême à l’autre : des espaces cellulaires compartimentés à
l’immensité d’un seul tenant de la place Tian’anmen. Un rectangle nu de
quarante hectares. Sur la droite, l’immensité massive et ennuyeuse du Palais de
l’Assemblée du Peuple. Ambiance mussolinienne. En beaucoup plus grand. Devant,
un pantin mécanique, un jeune militaire raidi dans un garde-à-vous impeccable,
sa tête en perpétuelle rotation, visage creusé, nuque rasée.
Je me
retourne pour un dernier adieu à la Cité Interdite. Le portrait immense de Mao
Tsé-toung qui surplombe la porte, narquoisement, me toise et me susurre à
l’oreille : « Tu vois que l’Empire est en de bonnes mains. ». Encore un peu, et
voilà que Xi Jinping prend le relais en complétant : « Et le passage de relais a
eu lieu sans problèmes. »
La place résonne des empreintes des fastes impériaux, des célébrations
révolutionnaires et des rodomontades du pouvoir actuel. Elle est aussi tachée
des rivières de sang qui y ont coulé. Tout est aujourd’hui net, propre,
reluisant. La lessive de l’histoire officielle a gommé ce qui n’aurait jamais
dû advenir, et donc n’a jamais eu lieu. L’image du jeune étudiant dressé seul
face aux chars est gravée en moi, et se superpose à ce que je regarde.
Indifférente à cette tragédie disparue, la foule s’arrête pour se prendre en
selfie avec Mao en arrière-plan.
Si j’avais la capacité de
feuilleter des livres dans les librairies et les bibliothèques, ce serait le
même constat : rien ne dépasse, aucun cheveu hirsute, aucune boucle superflue.
Un oubli voulu et maîtrisé, un acte de reconstruction. Le passé n’a pas été
perdu, il a été transformé, lissé par les bulldozers du pouvoir communiste.
Réinterprétation politique.