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Paul Beatty : Moi contre les Etats-Unis d'Amérique

Par Gangoueus @lareus
Paul Beatty : Moi contre les Etats-Unis d'Amérique
C’est à l’occasion d’une Palabre autour des Arts, il y a quelques années que j’ai entendu parler de l’écrivain américain Paul Beatty. A l’époque, le roman analysé était American Prophet et les critiques étaient particulières élogieuses. A cette période, The sellout dans sa version anglaise, Moi contre les Etats-Unis d’Amérique était également en lice pour la première édition du prix du livre engagé...
En abordant ce roman, je me suis tout de suite plaint sur les réseaux sociaux à propos de la forme. Le prologue est un peu long et quelque peu indigeste. De plus, l’écriture est volontairement peu soutenue. Donc, cette entrée en matière a été difficile. Pourtant…  Le sujet est assez étonnant. Un africain américain au CV judiciaire vierge répond devant la cour suprême des Etats Unis d’Amérique au fait d’avoir réintroduit l’esclavage et la ségrégation raciale dans une bourgade. Ce qui donne lieu à des scènes de sidération à Washington où il est convoqué. Comment en est-on arrivé à une telle extrémité ? Quel est le détail sur le terrain des actions perpétrées par « the sellout » ? Car, je viens de me rendre compte après 400 pages que je n’ai pas retenu le prénom du personnage narrateur... 

The sellout ou la construction d’une identité singulière

En remontant le fil de l’histoire, the sellout, le vendu aborde tout d'abord son histoire. Donc, celle de sa famille qui se résume à une personne : son père. Ce dernier est un sociologue venu s’installer à Dickens où il achète une ferme. Nous sommes quelque part dans les environs de Los Angeles, pas trop loin de la mer. Un ghetto fictif qui ne semble pas ressembler aux autres comme Compton, Watts ou South Central. Notre personnage narrateur a fait l’objet de terribles expériences de la part de son père. Quand ce dernier pense, questionne et tente de trouver des réponses aux nombreuses problématiques que rencontrent les populations noires d’Amérique, quand il analyse les « tares » comportementales, c’est le fils qui subit les actions et les expérimentations cruelles du « scientifique ». Dès cette phase du roman, le lecteur est partagé entre l’horreur et la franche rigolade. Et la satire prend parfaitement car le propre de la caricature est qu’elle s’appuie sur des faits historiques, le poids d’une domination sur laquelle on a souvent arguer la capacité de résilience extra-humaine des noirs des Amériques… Si le père torture le fils pour la cause, il est toute ouïe à la souffrance de ses concitoyens de Dickens. Il leur parle à l’oreille quand ils pètent un cable comme Redford parlait à ses chevaux affolés...

Dickens ou la perte du territoire

Ce livre est truffé de référence. Comme Dickens. On pense naturellement au grand romancier britannique du 19ème siècle qui a souvent traité des fractures sociales. « Bonbon », notre narrateur,  comme l’appelle Marpessa (son ex future copine) a grandi à Dickens. Hors du système scolaire, étant directement formé par son père. Il parle de cette petite bourgade qui change, des communautés qui évoluent, qui cohabitent (latinos - mexicains -, afro-américains). Avec les phénomènes de pressions autour du foncier et des questions de gentrification, un matin, la ville disparait de la carte, elle est débaptisée, anonymisée.  Le père du narrateur est mort depuis belle lurette quand cet événement arrive. La perte de territoire achève une désorientation globale des populations concernées. Le narrateur va réagir de manière très surprenante.

Lui  contre les Etats-Unis d’Amérique

Reconquérir le territoire devient un enjeu inconscient pour ce dernier. Lutter contre la dépossession totale pour ne pas sombrer dans la folie. Le père avait annoncé que son fils serait exceptionnel. Le narrateur se dresse - l’oréo dans la bouche - contre ces élites afro-américaines qui viennent se refaire une santé dans le ghetto sans vraiment croire aux solutions qu'ils évoquent dans leurs palabres. Le cercle de réflexion a été fondé par son père et Foy Chesire. Beatty se moque de ces élites là. Enfin il se marre mais comme on le comprend au fil des chapitres, plus le rire se veut gras voire purulent, plus la situation qui est en jeu présente des complexités qui semblent insurmontables. Que se passerait il dans une ville fantôme où certaines lignes de bus appliqueraient une ségrégation stricte ? Les morts se réveilleraient sûrement. Quel impact dans l’esprit des habitants et en particulier de la dite ville effacée des cartes de géographie, l’installation d’une école high-level d’habitude réservée aux « beaux quartiers » ?  On suit Beatty dans son délire et on se régale. 

Ecriture satirique : le jeu des références, Bamboozled de Spike Lee, Iceberg Slim et ses romans…

Naturellement, pendant que tu ris jaune, que tu ricanes, que tu pleures de rire, Paul Beatty glisse de nombreux sujets sensibles autour de la question de la race et il le fait avec beaucoup de justesse. Dans ce texte, les références directes ou indirectes sont aguichées ou subtiles. Sur la forme, je pense qu'il a été influencé par Iceberg Slim, le proxénète devenu écrivain, avec, il faut le dire, beaucoup de talent et d’originalité. Dans Pimp, son sulfureux roman, le mac voit ses prostituées comme des esclaves et il assume sa posture de « Maître de la plantation ». Sur la question des représentations des minorités de couleur dans le cinéma, sujet essentiel dans ce livre, il est difficile de ne pas penser à Bamboozled de Spike Lee (un de mes préférés, The very black show pour la version française. L’intertextualité est riche de nombreux auteurs ayant traité d’une manière ou d’une autre la question raciale aux Etats-Unis, comme Mark Twain par exemple. 

Mon point de vue...

Ce livre me parle parce j’ai vu de quoi il était réellement question en sillonnant Harlem et Newark. Enseignant à Columbia, j’imagine que Paul Beatty observe avec intérêt ou inquiétude le processus de gentrification qui s’opère insidieusement au fil des années sur Harlem. Pas trop loin de Harlem, à Newark, j’ai été surpris par le dénuement des populations africaines américaines de cette ville. Des gens évoluant à la marge de la société américaine alors qu’on est qu’à trente minutes de Time square. Beaucoup ayant quitté Harlem où les prix deviennent prohibitifs. Dickens disparait. Mais sans réel sursaut, demain, c’est Harlem qui va disparaître… Vous avez compris que ce livre suscite des questions et des réflexions. Avec une écriture très simple, où l’argot et les noms d’oiseaux ont une place. On est loin du style très érudit de Percival Everett ou de Toni Morrison. Mais la puissance est là et c’est réellement le plus important. Il y a surtout beaucoup d’amour. 
Paul Beatty, Moi contre les Etats-Unis d'AmériqueEditions Cambourakis, collection 10-18, 400 pagesVersion originale : The sellout, 2015, traduit de l'anglais par Nathalie BruCopyright photo Paul Beatty : Munier

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