On ne saura pas (pour le moment) pourquoi elle a décidé de raconter si longtemps plus tard, le long couloir courbe qui menait du collectif (c'est ainsi qu'on désignait les vestiaires) au bassin, la grotte sous le bassin, la vitre de l'entrée, ce bassin dont elle dit que la fréquentation a fondé en elle un certain rapport au corps et un certain rapport au rythme.
Son texte se dévide en phrases courtes, qui pulsent comme des battements, au fil d'une vingtaine de chapitres brefs, cadencés en deux parties, comme s'il y avait à chaque fois un aller et un retour, deux longueurs en quelque sorte.
J'ai beaucoup nagé dans mon enfance, tu sais, car le sport nous tenait lieu de culture, de loisir, de valeur, de lieu (p.9).
Il n'est pas certain que le "tu" nous soit adressé, tant on se sent parfois spectateur involontaire de la nudité qu'elle expose, comme elle le faisait autrefois de son corps, à travers la vitre du hall d'entrée.
On ne cherchait pas la performance, on cherchait la droiture, le contact, l'élévation. La jeune femme ne cache pas la fatigue, compensée par l'orgueil de faire 3 à 4 km par soir, cet entêtement à se déplacer en ligne droite (p. 29), sur une courte distance de 25 mètres impliquant des demi-tours fréquents et une fatigue qui s'accompagnait du plaisir de la douleur pour recevoir sa dose d'hormones (p.30) pour eux qui étaient des nageurs, pas des baigneurs.
Dans les premières lignes elle se déclarait soumise aux attentes du père et au chronomètre, les deux figures de la Loi (p. 9). Soumise ? Pas tant que cela puisqu'elle ajoutait aussitôt qu'elle découvre la voix en elle, sa voix mentale.
Et si ce texte déroutant, pas franchement dérangeant, n'était que le reflet d'un tsunami qui passa inaperçu ? Aussi inattendu que le fut le suicide de l'employé de maintenance qui lui fait visiter la grotte (p.22), ou étonnant que l'inclinaison pour un parti d'extrême droite manifestée discrètement par le responsable de la maintenance, qui sera désigné par la lettre X (p.43).
Le titre, L'odeur de chlore, et non "du" chlore, se détache nettement en lettres rouges, comme la laque rouge sang des bancs et des paniers dans lesquels on accrochait ses vêtements et qu'on appelait les pendus, jusqu'à ce qu'ils soient remplacés par des casiers.
Cette piscine, dit-elle, était une gigantesque métaphore et, depuis l'enfance, je l'avais su et je l'avais aimé. Mais, quoi que j'y fasse, je n'étais pas un homme de 1 mètre 83. Tout tournait autour du corps mais pas du mien.
... cette odeur de chlore, l'odeur de la piscine qui était mon odeur à force de mariner dans l'eau (p.13).
Le lecteur est informé sur le rabat de couverture, que le Modulor était un système de mesure, une norme architecturale où le corps est l'échelle de référence, un standard correspondant à un homme idéal de 1 mètre 83. Il a fondé toute l'architecture postérieure, déployée par Le Corbusier après 1945, en particulier l'unité d'habitation de la Cité radieuse à Marseille et bien sûr cette piscine de Firminy, une des plus remarquables d'Europe, défini par Le Corbusier en 1958, au sein d'un grand projet comprenant une maison de la culture, un stade, des logements collectifs et une église.
C’est André Wogenscky qui fut chargé de terminer les chantiers de Firminy (Stade et Unité d’Habitation) après la mort de l’architecte en 1965. La piscine fut achevée en 1971. Elle est inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 2005. Encore piscine municipale aujourd'hui, toujours avec un seul bassin de 25 mètres comprenant six lignes d'eau, elle a été restaurée en 2006.
Est-ce l'originalité du lieu qui aura été propice à forger des souvenirs, ou bien est-ce la particularité d'un évènement tragique (dont on croit percevoir l'horreur à travers quelque mots) qui fut l'élément déclencheur à l'exhumation de pensées qui finissent par remonter à la surface ?On peut aussi supposer qu'un élément déclencheur du travail de mémoire aura pu être le changement de nom de cette piscine qui ne s'appelle plus la piscine du Corbu (le terme de Modulor ayant donc été abandonné) mais la piscine André Wogenscky, du nom de celui qui a concrètement mené à terme le projet.
L'éditeur (qui est celui qui a publié l'an dernier le Nord du Monde, de Nathalie Yot, et l'année d'avant La femme brouillon d'Amandine Dhée, Prix Hors concours) annonce non pas un roman mais "un texte". Irma Pelatan en parle, différemment, en cherchant les mots : Longtemps ce fait (cette dénomination) m'a gênée pour écrire, pour finir ce récit, enfin cette chronique, ce machin tant de fois suspendu(p.95). Comme si en ayant effacé un nom pour le remplacer par un autre, le présent avait donné un coup de chiffon sur une trace appartenant au passé, installant l'oubli.On vit dans un faux récit et l'oubli est bien commode(p.97).Le plus important sera les derniers mots : si tu savais comme je suis bienEt il ne fait pas de doute pour moi, lectrice, que ce "tu" là ce n'est pas moi. Mais j'ai compris, et j'en suis heureuse pour elle, que la petite fille qui avait tant de mal à trouver sa place (p. 67), a sorti la tête de l'eau, s'est affranchie du t'es pas cap, s'est libérée de l'obéissance, pour conquérir sa liberté, et tant pis si ça éclabousse des noms qui ne sont pas dits.