Et voici l’anecdote qui conclue les aventures amoureuses et tumultueuses de la poétesse Béatrice Hastings et de l’artiste Amedeo Modigliani ! Pour ceux qui n’auraient pas suivi, voici l’article où je raconte leurs histoires de couple : ici. Et celui où je t’invite dans la vie mouvementée de Modigliani : ici.
Montparnasse durant la Première Guerre mondiale
1914. La Première Guerre mondiale se déclare et l’heure n’est plus vraiment à la fête dans le quartier artistique de Paris, Montparnasse. En effet, ce n’est pas une période faste pour l’art, les acheteurs se font rares et les artistes, la faim tenaillant leur ventre, grelottent de froid dans leurs ateliers souvent mal isolés. Pour pallier aux privations des parisiens, des soupes populaires se créaient et l’État français octroie une bourse de 25 centimes par jour aux artistes. Ce sont ces prises d’initiatives qui vont motiver une femme artiste à venir en aide à ses amis, au coeur de son propre atelier. Mais elle ne se doutait alors pas que ce dernier allait servir de décor à une scène qui faillit tourner au drame…
Cette artiste, c’est Maria Vassilieff (1884-1957). Après avoir étudié aux Beaux-Arts de Saint Pétersbourg, elle arrive à Paris en 1907. Maria est une femme bonne vivante, elle est petite, énergique et aime être entourée. Ainsi, elle s’intègre très facilement dans la communauté artistique parisienne et devient, entre autres, proche de Matisse – auprès duquel elle suit des cours – Picasso, Foujita, Modigliani,… En 1912, elle s’installe dans l’actuel « Chemin de Montparnasse » (avenue du Maine), impasse pavée bordée d’ateliers d’artistes fabriqués avec des matériaux récupérés de l’Exposition Universelle de 1900. En tant qu’artiste, la jeune femme est une véritable touche à tout : elle pratique le collage, la peinture cubiste et s’amuse à fabriquer des marionnettes à l’effigie de ses amis artistes.
Une cantine pour les artistes
En 1915, voyant ses amis souffrir du manque d’argent et de nourriture, elle décide d’ouvrir une « cantine » pour leur servir un verre de vin et un repas chaud en échange de 50 centimes. Située à l’étage de son atelier, la cantine de Maria attire la fine fleur artistique et intellectuelle de Paris : les peintres Maurice Utrillo, Amedeo Modigliani, Tsugouharu Foujita, Pablo Picasso, Henri Matisse, le poète Guillaume Apollinaire, les écrivains Jean Cocteau, Blaise Cendrars, le sculpteur Constantin Brancusi, etc. On s’assoit sur les tabourets et chaises dépareillés, autour d’une grande table en bois. Aux murs, des oeuvres de ses amis Picasso, Fernand Léger et Modigliani sont accrochées. Quand le soir tombe, à cause du couvre-feu, Maria ferme les rideaux et c’est parti pour la bamboche, on y échange, lit des textes, danse jusqu’au bout de la nuit et comme le rapporte Foujita » (…) on jouait de la guitare et Picasso nous mimait, en dansant, le toréador« .
Un soir de janvier, en 1917, Maria et le poète Max Jacob organisent à la cantine un dîner pour une grande occasion : leurs amis, les peintres Fernand Léger et Georges Braque sont de retour ! Pendant leur mobilisation, Georges fût blessé à la tête et Fernand intoxiqué par des gaz dans les tranchées. Ils furent donc renvoyés chez eux par l’armée.
Des festivités qui frôlent le drame
Accompagnés de la femme de Georges, Marcelle, ils ont été conviés pour des retrouvailles en fanfare avec leurs amis les plus proches. Sont entre autres présents : Picasso, Blaise Cendrars, Juan Gris, Apollinaire, Matisse … et Béatrice Hastings. Récemment séparée d’Amedeo Modigliani, elle est venue avec son nouveau compagnon, le sculpteur Alfred Pina. Mais d’ailleurs, où est Amedeo, habitué des lieux ? Il n’est tout simplement pas convié ! Maria, qui connaît bien l’animal, ne souhaite pas de débordements durant cette soirée spéciale, craignant que le Dedo arrive encore rond comme une queue de pelle. La jeune femme a pris soin de dresser la table qu’elle a recouverte d’une nappe noire et de serviettes rouges. La soirée bat son plein, on boit du vin rouge, discute, rit, et la dinde est prête à être découpée par Matisse et Maria. Au même moment, un groupe de jeune gens un peu excités, pénètrent dans le passage où se situe l’atelier-cantine. Ils s’engouffrent dans ce dernier puis empruntent l’escalier qui mène à la cantine située à l’étage. La porte s’ouvre avec fracas, les convives, surpris, se retournent et voient Amedeo Modigliani, accompagnés de quelques amis, qui se tient sur le pas de la porte, fier comme un coq. Et oui, à Montparnasse les nouvelles vont vite ; notre italien a été mis au courant qu’on l’avait mis de côté, telle une vieille chaussette oubliée au fond d’un panier de linge sale. Il n’était pas invité ? Qu’à cela ne tienne, il allait quand même ramener ses p’tites fesses, qui plus est, aussi imbibé qu’une prune à l’eau de vie !
Béatrice pousse un petit cri en voyant débouler ainsi son ex. Alfred Pina, son nouveau compagnon, a la palpite. Il est au courant de la relation explosive qu’Amedeo et cette dernière ont entretenue durant deux ans et du caractère difficile du peintre italien. En effet, le couple nouvellement formé l’a croisé au bar La Rotonde quelques temps auparavant. Amedeo, jaloux comme un poux, aurait explosé une bouteille en verre sur une table en les apercevant, blessant par la même occasion d’un éclat de verre son plan drague, Simone, à l’arcade sourcilière. Ni une ni deux, le cervelet en ébullition, Alfred se lève pour braquer un pistolet sur Amedeo. Maria se jette sur lui pour tenter de le maîtriser et ainsi éviter un drame. Mais l’atmosphère se détend rapidement : en effet, l’enchaînement des évènements est bien plus proche d’une opérette que d’un véritable scandale. Alfred a simplement voulu montrer à Amedeo qu’il était à présent le mâle alpha auprès de Béatrice, mais n’a à aucun moment réellement souhaité se servir de son pistolet. Modigliani est congédié (un peu de force) par Maria qui le saisit par le col de sa chemise pour le mettre dehors, et le dîner reprend dans la bonne humeur. Suite à cet évènement, Maria a exécuté ce dessin qui l’illustre :
Ce fût très certainement l’une des dernières fois qu’Amedeo et Béatrice se croisèrent puisque peu de temps après, cette dernière repartit pour l’Angleterre et épousa Thompson, boxeur de profession (allez bye Alfred). En ce qui concerne la cantine de Maria, l’artiste dut subir plusieurs interventions de la police qui pensait que c’était un nid de révolutionnaires. En effet, Lénine et Trotski participaient parfois aux bamboches qui y étaient organisées ! En 1918, à cause de sa nationalité russe, Maria fut emprisonnée à Fontainebleau. Heureusement, grâce à ses activités humanitaires (infirmière à la croix rouge et créatrice d’une cantine), la maréchal Joffre la fit libérer. Au début des années 1930, suite à la Grande dépression due au crash boursier, l’âme artistique de Montparnasse prend un sacré coup. Maria, qui aimait par-dessous tout recevoir et partager avec ses amis, se sent bien seule. Elle quitte alors son atelier-cantine et repart pour un temps en Russie. Mais l’impasse du Maine continuera à abriter des ateliers d’artistes et artisans encore plusieurs décennies. Aujourd’hui, cette impasse est l’un des derniers vestiges de ce Paris artistique révolu. Vous pouvez gratuitement la visiter dont l’espace Krajberk et la Villa Vassilieff en son coeur, qui proposent des expositions d’art contemporain !
Pour en savoir plus sur Modigliani : ici
Sur le couple explosif qu’il formait avec Béatrice Hastings : ici
Sur Kiki, surnommée la Reine de Montparnasse : ici
Sources :
- Christian Parisot, Modigliani, Folio Biographies, Paris, 2005
- Dan Franck, Bohèmes : Les aventuriers de l’art moderne (1900-1930), Le Livre de Poche, Paris, 2006
- Jean-Marie Drot, Les Heures chaudes de Montparnasse, Le Musée du Montparnasse, Paris, 2007