Tobie Nathan, Ce pays qui te ressemble, 2015.
Il est des romans dont il est difficile de sortir, qui sont difficiles à décrire avec des mots, tant leur densité et leur complexité échappe au langage. Pour utiliser une comparaison artistique, c'est un peu comme d'avoir assisté à la création d'une gigantesque fresque, attention, peinture fraîche, chef d'œuvre en train de se réaliser. C'est comme voir les détails les plus infimes se dessiner peu à peu et, au fil de l'avancée du travail, percevoir les effets d'ombres et de lumière, les jeux de regards entre les personnages. Et puis, reculer de quelques pas et admirer la fresque encore brillante dans son ensemble et y lire le récit, l'histoire, la narration. Voilà l'impression que laisse le roman de Tobie Nathan.
(source de l'image : http://www.letemps.com.tn)
Bien sûr, il existe la possibilité d'en faire un résumé. L'histoire se passe en Égypte dans les années 20, puis 40, puis 50, à moins qu'elle ne se passe quelque part à Paris. Le narrateur nous est inconnu, à moins qu'il ne s'agisse parfois du héros lui-même qui revient sur ses souvenirs. Tous les faits sont inspirés de l'Histoire réelle, chronologique, à moins que l'onirique, le mythique et le magique l'emportent sur les faits. En fait, rien n'est plus difficile et réducteur que d'en tenter un résumé.
On peut simplement évoquer la ville, les ruelles où vivent les juifs, les cafés, le quartier des sorcières un tantinet chamanes qui côtoient les diables et les dieux, le centre, les villas des riches et le palais du roi. Le Caire dans son ensemble. On peut aussi citer les personnages qui s'y croisent. Pêle-mêle, des chanteuses envoûtantes, reines de la nuit ou prostituées ; une famille juive dont la mère est un peu folle et le père un aveugle visionnaire : les parents du héros, un enfant pas comme les autres, un adolescent débrouillard, un petit diable qui devient adulte au fil du récit ; le jeune roi Farouk, coureur de jupons, cleptomane aux penchants nazis, dépassé par les événements ; les troupes anglaises établies dans le pays et qui voient leur hégémonie colonisatrice menacée par l'avancée des troupes de Rommel ; et puis les Frères musulmans qui se prennent pour les garants de l'indépendance de l'Égypte et de la bonne morale. On pourrait évoquer tout cela, ce flot de personnages qui se croisent, se rencontrent, se manquent, s'évitent, entrent en conflit, s'unissent, se déchirent, se détestent et s'admirent.
Mais en réalité, le personnage du roman de Tobie Nathan, c'est l'Égypte. Celle des pharaons et des rois qui ne se prennent pas pour n'importe quoi. Celle d'un peuple riche de son histoire et de sa miséreuse beauté. Celle d'un territoire sublime, divin, théâtre d'évolutions, de révolutions et d'une quête assoiffée d'identité. Celle des juifs apatrides, sans carte d'identité, autochtones depuis des siècles mais sans cesse menacés. L'Égypte des héros et des canailles qui souvent s'intervertissent et se confondent. L'Égypte grandiose et l'Égypte microscopique. L'Égypte infiniment multiple et dont l'extrême diversité fait finalement l'unité, une unité qui marche sur un fil, sans cesse menacée par le désir de pouvoir de certains qui cherchent à s'approprier cette terre comme on veut posséder une maîtresse. En fait, en lisant attentivement ce roman, on comprend mieux ce qui se joue encore à l'heure actuelle dans ce pays béni des Diables et des Dieux.
Et puis, pour conclure, une précision inévitable : ce n'est pas un hasard, ce génie dans le traitement des personnages, des rencontres, des chocs et des unions. En effet, monsieur Nathan est un éminent psychologue, spécialisé en ethnopsychiatrie. Inutile d'en dire plus, vous avez compris.
Le blog de Tobie Nathan