Je s’en va, de James Sacré, évoque ce qui se réduit, à commencer par le corps qui « Ne s’y retrouve plus, / Mais s’éprouve – en diminuant » (p. 5) et le temps dont les souvenirs qui restent « font / Un léger bougé de vie » (p. 7) en butte à « l’insaisissable présent » (p. 7). La double mention des poèmes d’Antoine Emaz – comme une présence voire un motif - invite à lier de façon particulière ce constat à celui que lui infligeait la maladie, et trouve jusqu’au titre une résonance forte mais fortuite dans sa disparition toute récente. Mais au-delà de ces circonstances et sans être exclusivement attaché à la figure d’Emaz, le poème de Sacré tourne autour du mouvement de la disparition qu’inflige le temps : celle, sous-entendue et inévitable, de l’être vivant qu’est l’ami, et celle, plus explicite, de l’auteur à travers le pâlissement de souvenirs d’Italie par exemple, autant de présents qui s’en sont allés. Sacré joue avec les indices grammaticaux de personne : ici, il utilise la deuxième personne du singulier, désignant autant celui qui lit que celui qui écrit ; là, apparaît un « on » à valeur indéfinie ; ailleurs, c’est le « je » qui s’exprime dans une distance dédoublée : soit il fait référence à l’auteur, soit il évoque la désaffection qu’avait Emaz pour l’emploi de ce pronom dans les poèmes au profit de l’indéfini : « “Je” s’arrête en son mot je. / “On »” continue de bruire / Comme un je silencieux » (p. 14). Contrairement à celui qui l’écrit, une œuvre n’est pas destinée à mourir.
Par-delà ce mouvement de la disparition qu’interroge aussi Sacré par rapport à lui-même, écrire est une manière de fixer un état mental. Le poème, dans son impuissance (« le trou noir du poème », p. 11), est un signe tangible de ce qui a été : personne (avec toute l’ambiguïté qu’on peut redonner à ce mot : « Ecrire se perd / Dans le mot temps, autant / Que dans le mot personne », p. 10), photos, souvenirs, autant de pièces de vie que les mots sont à même de coudre pour en faire « quelque chose de continué » (p. 7).
Au « bleu du bleu » (p. 11) de Sacré pourrait faire écho le premier vers de Sans place, d’Antoine Emaz : « tôle bleue ». Dans la veine de plusieurs poèmes (1) celui-ci s’attache à un paysage de bord de mer composé de trois « plans d’eau de ciel de sable » (p. 7) mieux liés entre eux par l’absence de virgule. Texte descriptif où les éléments semblent parfois cloués, à l’image de la page 11 où chacun des onze vers, isolé par un point et un interligne, est comme sédimenté dans la page : « Bleu sans arrêt. // D’un seul tenant le ciel. // Epais, net, dur. // Aplat. » Plage occupée par elle-même, sans personne (seul un enfant figure dans une page), laissée libre à elle-même, au corps et au regard qui lui font face, à la fois séparés et absorbés. Présence du paysage renforcée par l’absence humaine, comme un monde débarrassé du monde (« une agitation vaine » p. 12), la brièveté des vers concentre les notations descriptives à l’aide de présentatifs (c’est, il y a) par exemple, d’éléments nominalisants (groupes nominaux et infinitifs) et de ce « on » - à mes yeux faussement impersonnel - caractéristiques de l’écriture émazienne. Néanmoins, un mouvement faible et incessant déplace les masses et écrase les couleurs de bleu, à cause de la lumière, et aussi d’un double souffle, celui de l’air dans ce bord de mer et celui, « bien plus court » (p. 8) de ce « on » général et particulier qui est là, vivant.
Ce paysage est à la fois lieu d’accueil (« joie » p. 13) et d’indifférence (« Inhospitalier. Silencieux, indifférent, là. », p.11). Il peut prendre alors une connotation plus large que les seuls éléments dont il est constitué même si « ce qui se perd ici / ce n’est pas du vivant / ou du mort /seulement du temps / pour personne » (p. 10). La paix relative que ce poème pourrait proposer, en miroir de ce paysage, est ambivalente parce qu’on demeure étranger à ces éléments (« avec des yeux de sable/ peut-être / on pourrait raconter » (p. 10), ou parce qu’il n’y a rien d’autre à rejoindre que ce qu’il resterait de présent possible : « et pourtant on finit par partir // sans place / dans trop grand » (p. 14).
Ce dont mer et ciel se fichent bien, qui continuent à vivre de leur côté.
Ludovic Degroote
Antoine Emaz, Sans place, et James Sacré, Je s’en va, méridianes, 2019, 16p., chacun
sous une même couverture, 14 €
1. Prises de mer, par exemple, au Phare de Cousseix, paru en 2018.