Michel Le Bris embrasse large dans Kong, qui est reparu au format de poche. 1135 pages qui nous en font voir de toutes les couleurs. Visite guidée avec l'auteur...
Qu’est-ce qui a vous
conduit vers « King Kong » ?
Une série de hasards
qui n’en sont pas. Les liens entre Jack London et Martin Johnson, le personnage
de La beauté du monde, qui fait un
film, Congorilla, sorti en 1932. Et King
Kong, qui sort en 1933, m’avait
enthousiasmé quand je l’avais vu dans les années soixante. J’ai été pris dans
l’engrenage parce que, en tirant les fils, c’est toute l’histoire du siècle qui
se dévide. Tant de thèmes affleuraient que j’ai su que ça allait être une
longue entreprise.
La bibliographie est
énorme. Le travail de documentation aussi ?
Oui, j’adore ça. Pour
imaginer des scènes, j’ai besoin de les voir. Et, pour les voir, il n’y a pas
d’autre choix que de se documenter. Mais le plus gros du travail était
littéraire, la construction du roman en séquences avec des scènes suffisamment
fortes et, entre elles, en creux, ce qui arrivera dans la séquence suivante.
C’est de la marqueterie, avec un souffle qui doit emporter le lecteur et une
exigence.
Le roman est charnu
et même couillu, puisque Kong est comparé à un phallus, bien qu’il n’en ait
pas…
Il faut se méfier des
interprétations psychanalytiques. Ce que j’ai voulu faire, dans l’écriture
romanesque, c’est recréer le mouvement de la naissance d’un mythe et le faire
venir en face du lecteur. Mais je ne crois pas aux explications. Il y a, au
cœur du monde, une puissance destructrice-créatrice, à l’œuvre dans Au cœur
des ténèbres, de Conrad, dans The
Call of the Wild, de London. Dans mon
enfance, j’écoutais les énormes tempêtes qui hurlaient la nuit à quelques
mètres de la maison et j’étais fasciné.
Quelques phénomènes
naturels impressionnants sont d’ailleurs convoqués dans le roman : un
ouragan, un tremblement de terre qui ressemble à un coup publicitaire,
puisqu’il coïncide avec la sortie du film…
Le monde peut être
romanesque aussi. L’ouragan qui détruit Miami est précurseur de ce qui va
déclencher une spéculation immobilière frénétique, annonce la crise de 1929, ce
qui se passera à la Bourse de New York, un autre cataclysme, et la panique qui
s’empare des spéculateurs.
Un des personnages
dit, à propos de la crise : « Quand ça dure des années, c’est plus
une crise, c’est qu’on change de monde. » Et il ajoute la question qu’on
vous pose : « Non ? »
Ils ont eu cette
impression. Ils reviennent des tranchées et ils n’ont pas vécu les années
folles. Ils ont été secoués par la guerre, ont été traités en héros pendant
quelques jours et puis on n’enparle
plus. Si on refuse de voir ce que la guerre a révélé, ces monstres-là
reviendront fatalement.
Est-ce que, comme le
roman le laisse entendre à un moment, Hitler, versant sombre du monde, aurait
son opposé lumineux en Kong ?
Non, Kong n’est pas le
versant lumineux. Le film, oui, pas le personnage. Le grand singe est, il me
semble, une puissance destructrice-créatrice du monde. Il relève à la fois du
conte de fées et du film d’horreur.
Vous suivez, outre la
révolution culturelle du cinéma, la révolution industrielle de l’aviation.
Parce que les réalisateurs du film sont dans les deux à la fois ?
En effet, et c’est
assez stupéfiant, quand on y pense. Ce sont les figures de la modernité à ce
moment-là, qui est un moment de basculement du monde. En même temps, ce qui
m’intéressait, c’est l’effort qu’ils font pour rendre compte de ce que l’homme
est plus grand que lui-même. En cherchant à le faire par le documentaire, ils
comprennent qu’ils sont dans une impasse et que c’est à la fiction, à l’imaginaire,
de dire l’inconnu du monde. Un explorateur vit toujours une grande déception
puisque l’inconnu qu’il traque, une fois qu’il le trouve, devient connu. Sauf
dans King Kong, où surgit l’inconnu
irréductible, absolu. Il résume le monde dans son mystère. Je trouvais que
c’était une grande idée. Ce que j’ai voulu faire aussi dans ce livre, c’est un
voyage à travers les différentes formes des tentatives de dire le monde. C’est
un roman pour comprendre ce qui est en jeu dans la création romanesque. Le
fictif n’est pas le vrai, mais il n’est pas non plus le faux.