Kristen Roupenian, la part inavouée du désir

Publié le 31 mars 2019 par Les Lettres Françaises

Fin 2017, le magazine The New Yorker fit paraître « Cat Person », une nouvelle d’une jeune écrivaine américaine, Kristen Roupenian, qui n’avait jusque-là publié qu’une poignée de textes. «  En bref, « Cat Person » est l’histoire de deux personnages — Margot, une étudiante de 20 ans, et Robert, un trentenaire — dont l’unique rendez-vous se passe mal », a résumé l’auteure. « L’histoire est racontée à la troisième personne, du point de vue de Margot qui, bien qu’elle n’en ait pas envie, finit par coucher avec Robert, pour tout un tas de raisons. »

La nouvelle parut le 14 décembre 2017, et l’Internet s’enflamma. Quinze jours plus tard, la nouvelle était devenue la seconde publication la plus consultée de l’année sur le site du New Yorker, juste derrière l’enquête de Ronan Farrow sur l’affaire Harvey Weinstein. « Quand la nouvelle fut publiée sur le site du New Yorker », a raconté Kristen Roupenian, « des jeunes femmes se mirent à la partager ; elles disaient y retrouver quelque chose qu’elles avaient connu : ce sentiment qu’il y a un « point de non-retour » au-delà duquel il n’est plus permis de refuser une relation sexuelle. Elles parlaient aussi, plus largement, des relations non désirées qui s’imposent à elles non pas sous l’effet d’une contrainte physique mais plutôt d’un mélange d’émotions et d’expectatives culturelles – gêne, orgueil, timidité, et peur. »

Parue dans le contexte de #MeToo, « Cat Person » déclencha d’innombrables débats en ligne sur le consentement. Au milieu de cette tempête (dixit Roupenian : « J’ai eu l’impression de me retrouver seule au milieu d’un stade où des milliers de gens me hurlaient dessus à pleins poumons »), il serait facile de sous-estimer les qualités littéraires de cette nouvelle, habilement menée, dans un style réaliste orné de quelques images judicieuses : « Le halo du téléphone sur leur visage, la nuit, comme le reflet d’un feu de camp ». Mais il y a, sous le prosaïsme de Roupenian, sous les mots les plus familiers, un espace vide, un interstice insoupçonné où le trouble s’infiltre et enfle. Elle sait faire d’un détail en apparence anodin, par un brusque et léger décalage, le signe d’une menace soudaine ; un moment sans mesure, un trou d’air, où l’on avance sans prise sur rien.

« — ‘Il faut que tu saches, il y a des chats chez moi’, lui dit-il d’une voix sombre, comme une mise en garde. ‘— Je sais’, dit-elle. ‘on en a parlé déjà. » Ils ont badiné à ce sujet, ils en ont même tiré un scénario élaboré où leurs chats respectifs flirtaient par SMS. « — Tu ne te rappelles pas ? » Il ne répond pas, il ouvre la porte, et déjà elle entre en sachant que quelque chose s’est détraqué. Plus tard, n’en ayant pas vu la trace, de ces chats, elle se demandera « s’il ne les avait pas inventés », et cette question sera la métaphore de son malaise : « Peut-être qu’elle était injuste envers Robert, qui n’avait rien fait de mal à vrai dire, à part se laisser séduire par elle, et être un mauvais amant, et peut-être mentir au sujet de ses chats, même si plus probablement ils étaient dans une autre pièce ce soir-là. »

Contrairement à ce que certains lecteurs (masculins) ont voulu croire, Roupenian a tranché la question des responsabilités de l’un et l’autre de ses personnages dans ce lamentable épisode. Le mot que Robert jette à Margot, l’ultime mot de la nouvelle, ressemble au « noir crachat des ténèbres » dont parlait jadis Eluard. Margot n’a pas désiré ce qui lui est arrivé. Mais elle a désiré quelque chose qu’elle ne pouvait pas obtenir, quelque chose qui n’existait probablement pas. Parce qu’elle voulait voir sa beauté reflétée, elle a pris le miroir qu’on lui tendait, elle a laissé son égo l’aveugler.

Dans les autres nouvelles qui composent le recueil que Roupenian publie aujourd’hui, You know you want this (et qui contient « Cat Person » évidemment), l’écrivaine poursuit cette exploration de la part indicible, inavouée, du désir, qui semble d’autant plus impérieuse qu’elle est médiatisée par des images. Pour assouvir cette pulsion sombre, il ne s’agit pas d’aimer, il faut subjuguer, soumettre ou se soumettre, (s’)anéantir.

Hélas, Roupenian ne s’élève que trop rarement à son meilleur niveau. Son principal défaut consiste à céder trop souvent au démon de la résolution sensationnelle. A plusieurs reprises, elle gâche par un dénouement outré un développement subtilement pervers, comme si elle-même, à l’instar de ses personnages, n’avait pas su dire ce que signifiait une voluptueuse et irrésistible obsession. Et son sens du détail, de l’observation, qui se prête remarquablement à la dissection sagace du trivial, ne lui est d’aucun secours quand elle s’essaie à l’allégorie : ses fables sont ternes, il leur manque la lumineuse évidence des symboles, et les inventions fantastiques auxquelles elle recourt parfois ressemblent à des tours de passe-passe.

Sur les douze nouvelles du recueil, deux sont excellentes, cinq ou six sont imparfaitement séduisantes. Le reste est dispensable. Est-ce assez pour qu’un éditeur français traduise le livre ? Mais à quelle aune juger Roupenian ? « Un écrivain est autant menacé par la réussite qu’il peut l’être par l’échec », disait Louis-René des Forêts. Le coup de maître initial de Roupenian jette une ombre sur toute la suite. N’y a-t-il pas d’autre cause à défendre que celle d’une écrivaine qui a déjà tant reçu d’attention (et un pont d’or pour son premier recueil) ? Ou n’est-il pas injuste de lui reprocher cette réussite qu’elle-même n’attendait pas ? Je crois qu’elle mérite mieux qu’un triomphe bruyant, et que les lecteurs français devraient pouvoir se faire un avis.

Sébastien Banse

Kristen Roupenian, You know you want this
Scout Press, New York, 2019, 25 pages, 18 $

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