Le Pub (Mars 2019) – Amadeus

Par Le7cafe @le7cafe

Deux hommes et un Dieu.

Après le tout premier récipiendaire de la précieuse statuette, Les Ailes, continuons notre chemin le long de la route des Oscars du Meilleur Film avec celui que tu as choisi pour notre critique du Public de ce printanier mois de mars 2019, le film aux 8 Oscars : Amadeus. Amadeus, c’est le récit de la rivalité entre le compositeur Antonio Salieri (F. Murray Abraham) et le génial Wolfgang Amadeus Mozart (Tom Hulce), de l’arrivée de ce dernier à la cour de l’empereur d’Autriche jusqu’à sa mort en 1791 à 35 ans. Mais dans les couloirs démesurés du palais impérial, la guerre entre deux musiciens va vite devenir un tourment d’envergure biblique…

J’ai pas trop confiance, là.

AMADEUS

Réalisateur : Miloš Forman

Acteurs principaux : F. Murray Abraham, Tom Hulce

Date de sortie : 31 octobre 1984 (France)

Pays : États-Unis

Budget : 18 millions $

Box-office : 52 millions $

Durée : 2h41 – 3h (version longue)

En avant la musique !

PIÈCE MONTÉE

« SALIERI – Mozart ! Mozart, pardonne ton assassin ! Je le confesse, je t’ai tué… »

Non, Antonio Salieri n’a pas tué Wolfgang Amadeus Mozart. Dans l’Histoire pas plus que dans le film, d’ailleurs. Mais c’est bien ce qu’il a prétendu à la fin de sa vie, lorsqu’il a été interné à l’asile pour démence sénile, et c’est là que ça devient intéressant. Amadeus fait complet usage du principe de narrateur non-fiable, à l’instar de Usual Suspects par exemple, c’est à dire que l’histoire est racontée du point de vue d’un personnage qui n’est pas digne de confiance quant à la réalité de ce qu’il raconte, en l’occurrence Salieri à l’asile, qui est par définition dément. Toute la subtilité de l’écriture du métrage et de la pièce de théâtre dont il est adapté réside en ce principe : non, ce n’est pas l’Histoire telle qu’elle s’est déroulée, mais celle telle que le compositeur la réimagine à travers sa démence. On obtient alors d’une pierre deux coups, d’une part la justification des incohérences historiques, d’autre part toute la place pour mettre en scène la rivalité des deux musiciens, et faire d’Amadeus bien plus qu’un biopic.

Mettre en scène, c’est bien le mot pour décrire la façon dont est filmée l’œuvre. Tout n’est que mise en scène à la cour de Joseph II, où l’on dit ce que l’on ne pense pas et l’on ne pense pas ce que l’on dit. Les visages sont des masques à double-face comme celui que porte le père de Mozart à une fête populaire. Tout le monde joue un rôle pour s’insérer dans la bonne marche des aristocraties et s’assurer une place sur le devant de la scène, dans un pantomime bien rodé mais pathétique. Enfin, tout le monde, sauf un. Tout le monde sauf Mozart, qui est un électron libre ; mais j’y reviendrai. Le monde est un théâtre où seul Mozart refuse de jouer la comédie.

Et quel théâtre ! Amadeus est sans aucun doute le chef d’œuvre de Miloš Forman, un triomphe extraordinaire à tous les niveaux qui lui valut son deuxième Oscar du Meilleur Réalisateur et du Meilleur Film, 9 ans après Vol au Dessus d’un Nid de Coucou. La réalisation est formidable, la cinématographie l’est encore plus. Les couleurs sont chaudes, jaunes et orangées, teintées par l’éclairage exclusif à la bougie utilisé pour le film. Mais ce qui marque probablement le plus dans cette gigantesque farce, ce sont les costumes.

Chaque costume est extraordinaire et sa composition et sa couleur en disent énormément. Salieri porte des couleurs sombres, parfois seulement du noir, pour montrer son effacement, son sérieux et sa droiture, il se fond dans la masse. À l’inverse, Mozart porte des couleurs extravagantes et uniques, comme avec sa perruque rose. Constance est la seule personne du film à porter des robes bleues, symbole de sa pureté et sa gentillesse. Mais même dans les détails, tout est significatif ! Les légères dorures sur les costumes représentent l’emprisonnement par l’aristocratie, le revers pourpre de la veste noire de Salieri lorsqu’il visite l’appartement de Mozart reflète sa rage bouillante à l’intérieur, … C’est bien simple, je pourrais continuer pendant des heures.

Bas les masques !

FILMER LA MUSIQUE

Pourtant peut-être le tour de force le plus épatant de Forman avec Amadeus est sa capacité à filmer la musique comme personne, à rendre palpable l’immatériel, à incarner physiquement ce qui par essence est volatile. La musique n’est pas que dans la bande originale du film, elle est à l’écran, elle régit le moindre petit mouvement et prend chair jusque sur le visage des acteurs. On peut lire les notes dans leurs yeux, entendre les symphonies dans leurs doigts, … C’est tout bonnement ahurissant.

Et si ça marche avec une telle perfection, c’est parce que tout le monde est réellement imprégné des compositions de Mozart. Premièrement parce que Forman les passait en arrière-plan pendant le tournage des scènes, deuxièmement parce que les deux acteurs principaux ont réellement appris à jouer du piano, lire des partitions et conduire un orchestre. Mieux encore, ce sont vraiment eux qui jouent dans toutes les scènes, même si la musique est rajoutée par dessus après, et chaque mouvement de doigt sur les touches d’ivoire correspond exactement à la note près à la musique entendue à cet instant dans le film – y compris quand Hulce joue retourné sur le dos, et ça c’est incroyable.

La musique d’Amadeus est majoritairement diégétique, pour ne pas dire totalement d’ailleurs. Diégétique, ça veut dire que la musique est dans l’œuvre, littéralement, comme le « Come A Little Bit Closer » des Gardiens de la Galaxie, ou tous le « Don’t Stop Me Now » de Shaun of the Dead. À chaque fois qu’une musique se lance, soit elle est vraiment présente dans la scène, jouée au piano ou par un orchestre, soit elle se joue dans la tête des personnages comme quand Salieri lit des partitions ou quand Mozart compose spontanément. C’est la culmination de cette incarnation des compositions : les scènes sont strictement indissociables de la musique qui les accompagnent. Et quelle musique !

« SALIERI – Une fois encore résonnait la voix de Dieu lui-même. »

Doucement Wolfgang, tu vas te faire mal.

MOZART, SALIERI ET DIEU

Et puis au centre de tout ça, il y a Salieri et Mozart, F. Murray Abraham et Tom Hulce. Et mon Dieu sont-ils inénarrables ! Hulce s’en donne à cœur joie, en roue libre totale tout en déployant un éventail incroyable d’émotions qui n’est pas sans rappeler le grand délire de la Reine Anne dans La Favorite; il est Mozart, éternellement. Mais que dire, que dire ! de l’immense F. Murray Abraham. Je l’adore. Vraiment. C’est un acteur qui a une telle présence à l’écran, un tel charisme puissant mais subtil qu’il vole toutes les scènes où il apparaît – je l’ai découvert pour la première fois dans The Grand Budapest Hotel où doit apparaître moins de dix minutes mais m’a laissé une très forte impression. Et avec le rôle de Salieri, il est au faîte de son talent, avec tant de choses qui passent par sa voix inoubliable et ses yeux étincelants que je ne saurais les décrire avec des mots. Les scènes où il incarne le vieux Salieri sont particulièrement impressionnantes, notamment parce qu’elles nécessitaient 4 heures et demie de maquillage par jour, qu’Abraham supportait sans broncher en révisant son texte.

La complicité entre les acteurs n’a d’égale que la rivalité entre leurs personnages. Salieri et Mozart, c’est le phlegme contre l’agitation, le noir contre la couleur, l’humilité (vacillante, certes, mais humilité à la base) contre la fierté, le machiavélisme contre la naïveté, l’ordre contre le chaos. Mozart montrant son cul à l’archevêque et pétant sur Salieri, couplé à son rire simiesque indescriptible, ses grimaces et ses tenues et perruques désordonnées, a quelque chose qui n’est pas sans rappeler le regretté Heath Ledger dans The Dark Knight. Mozart est à Salieri ce que le Joker est à Batman, une force inopposable qui rencontre un objet immuable.

L’opposition entre les deux devient bien vite un combat pour l’amour de Dieu, traduction du latin « Amadeus ». La rivalité des deux musiciens, c’est un nouveau Caïn et Abel, les deux frères de la Bible dont l’aîné a tué le benjamin par jalousie envers la préférence de Dieu pour ses offrandes. Mozart, le scélérat, le pitre, le saltimbanque, est l’instrument que Dieu utilise pour faire entendre sa voix à travers sa musique, et Salieri, le pieux, le chaste, le dévot, ne récolte que les miettes. Alors il le tue. Pas littéralement, mais symboliquement, dans une clôture parfaite de la métaphore. Le duel devient épique, biblique.

La pénultième scène d’Amadeus, la composition à quatre mains du Requiem de Mozart, est la consécration de tout le film. De l’opposition entre les deux musiciens naît peu à peu la communion, Salieri a du mal à suivre la musique au début mais finit par rejoindre Mozart, prendre le rythme dans une épiphanie symphonique extraordinaire. La musique diégétique ne se joue plus dans la tête de l’un et de l’autre séparément, mais dans leurs deux esprits à l’unisson, comme deux atomes qui fusionnent pour donner naissance à une composition aux formes d’explosion nucléaire. Et alors les rôles s’inversent. Et alors la victoire divine éclate.

Ce n’est pas Salieri qui a tué Mozart, mais Mozart qui a tué Salieri. Le chaos a brisé l’ordre, le sérieux a laissé place à la folie. Dans la démence du vieux Salieri, c’est Mozart qui est mort, mais c’est bien lui qui a remporté la bataille. Dans la première scène du film, quand Salieri tente de se suicider en se tranchant les veines, il est assis par terre avec un grand sourire, comme un petit enfant. Comme Mozart. Et il rit.

Hahahahahaha. Hahaha. Ha.

Ha.

Scrogneugneu.

LE MOT DE LA FIN

Amadeus n’est pas un film, c’est une symphonie. Déplace une note, et il serait diminué, déplace une phrase et c’est tout l’ensemble qui s’effondre. La comédie devient drame et le drame comédie, Mozart, Salieri et Dieu dans une valse à mille temps éternelle.

Pour voter pour le prochain Pub consacré à Ennio Morricone, c’est juste ici : Le Pub (Avril 2019)

Note : 9 / 10

« SALIERI – Rendez-moi immortel. »

Non mais dis donc Antonio, je t’emmerde !

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à Orion Pictures, et c’est très bien comme ça.