L’interrogation chez Sacré est empirique (« mon essai d’écrire / à cause d’un paysage qui a tenu mon corps » (p. 87) ; « A chaque instant naissance partout / Présent jamais saisi ni retenu » écrit-il p. 147) et amène, en lien avec la question du silence, celle de la solitude, nécessairement récurrente puisque associée au poème (3) : « La solitude renouée de l’activité d’écrire » (p. 38). Les trois parties de ce volume sont d’ailleurs rythmées par un « Poème dans [et non de] la solitude » (pp. 7, 75, 114 et 158) dont le dernier s’achève par ce vers : « Quelqu’un devient du silence », qui renvoie autant à l’auteur qu’au lecteur, ou à la mort. « On n’entend que le bruit d’écrire / Et pas / Ce qui s’en va. » (p. 120). A chacun sa solitude.
Expression de la vie et de la mort, le masque peut aussi prendre une dimension plus générale que ses fonctions intrinsèques, ou s’associer à d’autres éléments qui témoignent eux aussi de ces traversées de l’espace et du temps. Ainsi, à l’occasion de deux pierres trouvées dans un désert américain, prétexte à des vers descriptifs et narratifs, reviennent des paroles du père vendéen ainsi prolongées : « besoin de l’ailleurs pour m’assurer qu’on y trouve aussi / L’envers et l’endroit de tout » (p. 99). Le monde se fait masque et porte sa part de silence, s’il ne le devient, à l’instar du poème, comme l’exprime le titre d’un ensemble sur des dessins de Serge Popoff, « le masque d’écriture » (p. 149 sq.), ou cette affirmation, rare dans sa formulation restrictive : « Il n’y a que présence muette » (p.129). Le silence, on le sait, est un des cœurs de la poésie ; néanmoins chez Sacré, me semble-t-il, le poème n’est pas là pour dire le silence comme dans une écriture blanche, il vise à extraire du silence ce qu’il peut dire, comme s’il était potentiellement bavard : le poème devient alors un masque à l’image de certains évoqués dans le livre : achetés, entreposés, exposés, ils semblent montrer le silence et le vide qui les habitent et que le poème serait à même de démasquer : « Y a-t-il un visage / Sous le masque du poème ? / Ou si le poème est là / Sans rien qui parle derrière ? » (p. 50) ; « brouillon de poèmes dont on peut se demander / S’il est un masque abandonné » (p. 49).
La reprise de ce thème du masque dans la dernière partie du volume renforce la cohérence de cet ensemble d’une façon non arbitraire puisque les thèmes dominants s’articulent aux motifs qu’offrent la réalité et la vie. Qu’il prenne appui sur des masques, deux cailloux ou des photographies, le poème est constamment en éveil à ce qui se propose parce que lui-même propose, d’une façon plus relative que subjective, sans aucun caractère péremptoire ; c’est pour cette raison qu’on peut y entrer et s’y retrouver : il ouvre un espace à passages, sans repli et sans clôture.
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Ce n’est pas une sensation auditive qui ramènera les désordres de la civilisation comme chez Rousseau à la Robaila, mais visuelle : « la jolie tache des toits de Gigean / Se trouve déséquilibrée par toute l’étendue de la zone commerciale et semi-industrielle qui s’est développée loin en avant du bourg » (p. 15) : où l’on observe que, à l’unisson, la partie syntaxique dévolue à l’espace marchand déséquilibre la phrase et le vers. Plus loin, après des descriptions de mas, c’est la découverte d’une usine Lafarge qui mange la montagne « comme un criquet géant (...) // Comme il a mangé déjà/ Ma fontaine de Cougoulet » (p. 24). Cette irruption du monde moderne, ou plutôt de l’activité capitalistique, se confirmera à l’approche du village d’arrivée en bord de mer : la traversée d’une zone industrielle peu dépolluée, s’oppose, avec « les trains [qui] passent / Très vite en bruit de fuite » ou « la route et sa furie » (p. 28) identifiés au cours de la marche, à l’autre monde, celui de la terre respectée par son travail : « toute contrée meurtrie / Cache un jardin » (4) (p. 44). Au-delà de ses jalons méditatifs, le trajet prend en quelque sorte un tour politique et explique le titre. Les peintures de Bioulès, reproduites en couleurs et avec soin, rythment les poèmes et montrent d’ailleurs cette vision positive de la nature, entre montagne et mer, et non les ravages qui l’accablent.
Ludovic Degroote
James Sacré – Figures de silences – Tarabuste, 2018, 164 p., 15 €
James Sacré – Un pays si mal continué, peintures de Vincent Bioulès, Méridianes, 2019, 48 p., 20 €
1. Thème présent dans Une main seconde, également paru en 2018 chez Fario, à partir de dessins (ou d’esquisses) de Jacques Clauzel, qui débute par un texte en prose (p. 9) dans lequel Sacré interroge la « guenille » de ses débuts, « à la fin d’une adolescence restée aveugle sur ses désirs ». A propos des masques, on y lit p. 13 : « On ne sait plus / Si des livres qui sont venus / Ne sont pas à la fin des masques / Qui se croient malins / Pour ne pas dire / Le si peu rien de leur désir. // Et peut-être qu’aussi bien / Le poème le plus rien qu’on dessine / Est plus encore un poème / Que tous ces grands masques de mots. » (p. 13)
2 Certains poèmes s’appuient sur des photos ou des dessins.
3 Deux titres significatifs : La solitude au restaurant, Tarabuste, 1987 (repris dans Ancrire ce qu’on voit, Tarabuste, 2016) ; America Solitudes, André Dimanche, 2011.
4 Ce thème du jardin, récurrent, on le trouvait dans un livre de petit format publié début 2018 chez Rougier V., dans la collection Dans la parole de l’autre, où James Sacré fait un autre trajet, traversant les livres d’Antoine Emaz et de Gérard Titus-Carmel ; il écrit que les livres du premier le renvoient à ses propres « tranquillités de jardins pourtant pas si bien tenus. » (p. 13)