(2) «Jusqu'aux autels. » «parvenir à lui faire lever certaines ambiguïtés ». Lesquelles ? La référence à K. Marx ou la référence à K. Barth ? ou aux autres théologiens réformés que Garaudy cite en abondance pêle-mêle, œcuménisme oblige, avec des catholiques ?
On connaît l'allure de ce genre d'entreprise. Ne cherchons pas là une pensée rigoureuse et argumentée. Nous sommes au bas de la chaire : il faut écouter l'homélie. On s'installe d'abord dans une sorte de contemption de la pensée conceptuelle, plusieurs fois prise à partie par Garaudy en la personne de la philosophie grecque qui semble sa bête noire. Qu'on nous parle plutôt de la Bible ! point de concept, point de raison, voilà ce qu'il nous faut ! Mais voici qu'on présente un film : combat de Titans terminé en baiser Lamourette où s'affrontent les frères ennemis, Christianisme, Marxisme. Que sont-ils ? philosophies ? non pas (point de concept !), science ? vous plaisantez ! religion ? ne savez-vous pas que le christianisme ne l'est déjà plus, ou si peu ? Alors où sommes-nous ? Dans les nuées de l'idéologie. Ces grandes masses informes sont ce qu'il faut au journalisme : gommage des contours, confusion des lointains, pathos des distances. Le thème, comme dit le présentateur, est «d'une brûlante actualité », sans doute pour alimenter en période préélectorale le révolutionnarisme chrétien dont se pare volontiers le journal. On notera que jamais dans le passé le catholicisme ne s'est avisé de rechercher la conciliation avec l'athéisme : l'anathème et les bûchers lui suffisaient ; pas davantage d'ailleurs la conciliation politique, même dans un passé récent : à notre connaissance, les condamnations prononcées au lendemain de la Résistance contre les «chrétiens progressistes », qui refusaient la réaction M.R.P., n'ont jamais été explicitement rapportées. S'il faut maintenant une conciliation avec l' «incompatible » marxisme, jadis «intrinsèquement pervers », c'est qu'il n'est pas un athéisme comme les autres, qu'il n'est même pas principalement cela, mais quelque chose de bien pis : d'un côté, comme Laplace qui n'avait pas eu besoin de l'hypothèse «Dieu » dans sa cosmogonie, Marx montrait que ce n'est pas la religion qui rend compte de l'histoire humaine, mais l'histoire humaine qui rend compte de la religion, il ajoutait que les problèmes de l'histoire sociale pourront être résolus sans elle, qui s'est d'ailleurs depuis des millénaires révélée impuissante à les résoudre ; d'un autre côté, le mouvement social et politique ouvrier, dès le dernier tiers du 19e siècle, se passait effectivement de plus en plus et de mieux en mieux des secours de la religion pour marcher vers ses propres buts. Ce qu'on a appelé la déchristianisation des masses, d'un terme qui se voulait péjorativement négatif, n'était positivement que leur affranchissement d'un système de croyances qui leur refusaient l'initiative historique et l'autonomie politique. L'athéisme pratique, prévu par Marx, c'était cela, et il se réalisait, bien plus dangereux pour la religion que les arguments philosophiques de l'athéisme intellectuel. Anathème et bûchers n'ont de sens qu'à l'égard des minorités, quand la majorité du corps social adhère à leur valeur dénonciatrice et purificatrice. Tout change lorsque le rapport s'inverse : s'il faut encore user de menaces envers le catholique qui se passe d'autorisation pour adopter des analyses et des attitudes marxistes, il faut surtout tenter de persuader à tous ceux que la foi trouble encore que le vrai marxisme, ils l'ont chez eux, que ce qui est incompatible en soi le devient par la grâce du Saint-Esprit, et qu'ils n'ont seulement qu'à se laisser conduire pour trouver à domicile un marxisme baptisé et complété de ce qui lui manque, propre à économiser les crises de conscience et les déchirements doctrinaux. La chose n'en ira que mieux si l'on a sous la main un marxiste — ancien, ou se disant tel — prêt à confesser la valeur de la religion et l'infirmité du marxisme. Dans ce rôle difficile, Garaudy pourtant paraît à l'aise. Il faut toutefois, pour le tenir, qu'aient «éclaté » auparavant le christianisme et le marxisme «traditionnels ». Et c'est bien ce qu'on nous dit, mais au-delà de la rhétorique, quel est le sens de pareilles affirmations ? Où et quand a-t-on vu l'Eglise romaine renoncer à l'infaillibilité pontificale, à la virginité de Marie, à son «immaculée-conception », à son «assomption » et aux autres dogmes constitutifs du christianisme : création, péché originel, trinité, incarnation, rédemption, résurrection, ascension, jugement dernier, salut éternel, ainsi qu'aux sacrements qui y correspondent ? Comment d'ailleurs le sacré peut-il «éclater » ? Belle supercherie verbale ! Et qu'est-ce aussi que le «christianisme traditionnel » ? MM. Fesquet et Garaudy nous diront-ils qui étaient les chrétiens le jour de la Saint-Barthélemy, les massacreurs ou les massacrés ? Gageons que, même si tous deux se rencontrent œcuméniquement pour condamner le massacre, l'un peut encore penser, en son for intérieur, que les vrais étaient les catholiques et l'autre les réformés. Si le christianisme a éclaté, il y a bien longtemps qu'il l'a fait, et à plusieurs reprises : longue est la liste des hérésies ; mais, de toutes ces crises, c'est l'Eglise romaine qui est sortie renforcée, nullement éclatée, en raison de sa meilleure articulation à la structure de classe de la société. Mais nous n'en sommes pas là en 1972 : nulle hérésie ne pointe, tout se passe dans l'ordre, tout est canalisé, rien de comparable à ce qu'on a vu dans l'Histoire, le mouvement est soigneusement contrôlé. Il y a des éclats, certes, un éclatement ? point ! Et le marxisme ? Pour lui, il y a toute apparence que l'expression soit plus juste. Le malheureux n'a que 125 ans d'âge, c'est peu devant les deux mille ans, ou presque, du partenaire ; aussi n'ira-t-il pas loin, portons vite ses morceaux en terre avant qu'il ne s'aventure, lui aussi, sur le terrain de la résurrection. Le seul ennui, c'est qu'il n'y a point de marxisme qui consiste dans un ensemble de dogmes, ni même dans un système de thèses. Il y a une méthode d'analyse critique, et même philosophique si l'on veut, une méthode de recherche scientifique qui assure ses fondements conceptuels, et d'autre part un certain nombre de résultats auxquels, par cette méthode, Marx et quelques autres sont parvenus : comme tous les résultats scientifiques, ils sont valables dans les conditions de l'observation et de l'investigation. Com¬ ment une telle méthode pourrait-elle «éclater » ? S'aviserait-on de l' «éclatement » de la méthode expérimentale parce qu'une théorie physique cède la place à des conceptions plus exactes et plus fines ? La symétrie qu'institue Garaudy est fausse, parce que ce qui est essentiel dans le christianisme, le dogme comme tel, est avatar et malformation dans le marxisme. Mieux, les mots n'ont pas le même sens : le dogme chrétien, fixé par l'Eglise elle-même, se présente comme vérité révélée et transcendante, objet de foi par principe irrationnelle et absolue ; ce que les auteurs marxistes ont appelé «dogme » ne l'est comparative¬ ment que par métaphore, n'étant que le résultat d'un processus de fixation et de sclérose d'un acquis historiquement situé, ce qui entraîne naturellement toute sorte de déformations. Dans le christianisme, le dogme n'est pas caricature, alors qu'il l'est dans le marxisme. En admettant même que Garaudy appelle «traditionnel », dans l'un et l'autre cas, ce qui est dogmatisé, et qu'il veuille, au-delà d'un effritement qui reste à démontrer, remonter jusqu'aux sources, on ne verra que s'accentuer la dissymétrie : d'un côté l'absolu d'une mystique, de l'autre la volonté rationnelle de parvenir, au-delà de la critique des mystifications, à rendre intelligible le fonctionnement des sociétés humaines à partir des phénomènes observables. Ce ne sont pas seulement les caricatures du marxisme et du christianisme qui sont incompatibles, encore que pour ce dernier il reste à prouver que sa forme traditionnelle n'est pas le «vrai » christianisme, ce sont bien les démarches initiales, comme s'op¬ posent l'abandon à l'ivresse de l'irrationnel et la recherche patiente d'une rationalité qui garantisse la compréhension et l'action. Mais si ce propos sur «l'éclatement » ne visait que le plan politique, alors derechef je ne distingue point que le catholicisme démantèle ses bastions : on n'a pas connaissance que le Vatican soit fâché de l'existence d'un important parti, qui a tout loisir de s'intituler démocrate-chrétien, en Italie, en Allemagne, et ailleurs, notamment au Chili ; l'enseignement confessionnel en France ne refuse pas, ce semble, les crédits Barangé-Debré ; la hiérarchie catholique n'a pas encore condamné, qu'on sache, les massacres colonialistes dans les possessions portugaises où, pour l'avoir fait, des prêtres sont emprisonnés ; on pourrait aisément continuer, et des faits de ce genre ont malheureusement plus de poids historique que quelques éclatements sonores de Pop' music dans les églises. Mais il faut regarder les choses de plus près. La position fondamentale de Garaudy n'est rien d'autre que le messianisme révolutionnaire : pour qui adopte cette attitude bien connue, toute religion naissante est révolution et toute révolution est animée d'une inspiration religieuse ; si l'on trouve ce résumé sommaire, on peut ajouter l'épithète «authentique » devant le premier terme de chaque proposition. On en rencontre dans l'histoire de nombreux exemples : le prophétisme chez les Hébreux de l'Antiquité, plusieurs sectes islamiques à diverses époques, ou plus récemment le mouvement de Thomas Munzer. Cette attitude, si elle se rencontre dans les sectes juives messianiques du temps d'Auguste et jusqu'à la prise de Jérusalem, disparaît chez les premiers chrétiens des 2e et 3e siècles, aucunement portés à révolutionner la société romaine, non seulement à cause du fameux «Rendez à César... », non seulement à cause de la défaite que représente la prise de Jérusalem précisément, mais surtout parce que cette défaite a substitué à l'espoir politique de se libérer du joug romain la croyance de compensation à la prochaine disparition du monde romain, à la «fin du monde », et en l'avènement du «Royaume » qui «n'est pas de ce monde ». Lorsque cette croyance à son tour eût disparu, ou du moins se fût émoussée sous sa forme naïve, le christianisme se résigna et fit la preuve de sa nature pratiquement conservatrice en s'institutionnalisant. Ceux des chrétiens qui, à telle ou telle époque, s'avisèrent que la formule : «le royaume n'est pas de ce monde » peut être prise au sens révolutionnaire : «le royaume exige la destruction de ce monde », c'est-à-dire le renversement du système social actuel basé sur l'exploitation de l'homme par l'homme, se heurtèrent à l'institution, qui se hâtait de déclarer hérétique une telle exégèse et de rappeler que le salut ne peut s'entendre que dans l' «au-delà », nullement «ici-bas », où au contraire le système social d'oppression et d'exploitation est «voulu par Dieu », pour notre pénitence, etc. Les dissidents étaient une minorité et leurs entreprises échouaient. La majorité des fidèles se reconnaissait dans la religion conservatrice, protectrice de «l'ordre social », et consolatrice de ses victimes ! Ainsi une religion née d'une déception se transformait en un moyen d'empêcher toute nouvelle tentative révolutionnaire, ce qui était dans la logique de sa nature. La même chose était d'ailleurs advenue au prophétisme hébreu et au sectarisme islamique, l'histoire se plaisant à répéter périodiquement la preuve que le messianisme révolutionnaire est une impasse. C'est cette impasse que Garaudy propose aujourd'hui aux chrétiens qui cherchent une issue historique. Mais c'est ramener bien en arrière le mouvement ouvrier. Celui-ci s'est développé au xixe siècle en choisissant la pensée moderne contre le mysticisme révolu. Entre deux révolutions qui se firent l'une, en 1789, au nom des Lumières, l'autre, en 1917, au nom du socialisme scientifique, le grand xdc6 siècle a posé à peu près tous les principaux problèmes que le xxe n'a pas encore résolus. Comme 1789 s'était nourrie des philosophes du 18s, 1917 traçait ses perspectives en cherchant la fusion des idées socialistes, de la critique de l'économie politique, de l'apport de la philosophie allemande à l'intelligence du développement historique. Mais, pour Garaudy, le 19e siècle ne nous laisse que des «séquelles positivistes » dont il ne faut pas «se soucier ». Alors que, à cette époque, pour la première fois dans l'histoire, une classe sociale exploitée est parvenue à constituer ses propres mouvements politiques et révolutionnaires, sur la base de ses propres intérêts historiques, à se débarrasser des mots d'ordre mystique qui fourvoyaient presque toujours les mouvements populaires du passé, et à adopter un point de vue scientifique sur la réalité sociale, Garaudy lui propose comme modèle Sainte-Jeanne des Abattoirs ! Ce qu'on nous présente comme «la caractéristique d'une époque qui s'efforce de faire éclater les doctrines », n'est qu'une simple tentative de rétrogradation. Bien sûr, Garaudy ne peut parvenir à un tel aboutissement sans s'appuyer sur quelques affirmations qui ne laissent pas de surprendre de la part de qui se veut toujours «philosophe marxiste » (alors qu'il est de son droit le plus strict de ne plus l'être). C'est ainsi qu'on lit avec étonnement qu' «avec la naissance du christianisme, l'humanité franchissait un nouveau seuil, semblable à celui du passage de la matière non-vivante à la vie, de la vie animale à la conscience ». Visiblement, il ne peut s'agir du concept marxiste de la conscience sociale, nous voici donc revenus à la vieille notion, purement idéologique, de la conscience comme caractère distinctif de l'humanité, tissu de nuées dont aucun anthropologue ne voudrait, car il n'y correspond aucun objet d'étude assignable. Est-ce donc d'un marxiste, même «éclaté », que de substituer à la méthode scientifique une affirmation subjectiviste, grevée d'hypothèques spéculatives accumulées ? Mais cela n'est rien : nous apprenons que pour cette humanité définie par la «conscience », le seuil décisif ultérieur fut la naissance du christianisme. D'aucuns auraient pu croire qu'un marxiste cherche les paliers de l'histoire du côté de l'apparition de nouvelles forces productives : la révolution néolithique par exemple, ou encore du côté du système social : l'avènement des sociétés à structure de classes, à la rigueur du côté des institutions : la naissance de l'Etat comme appareil distinct. Foin de tout cela ! Garaudy va d'emblée au phénomène idéologique, en le séparant de tout contexte historique et socio¬ logique — qui plus est, à un phénomène d'ordre religieux ! Mais pourquoi pas le droit romain ou la philosophie grecque ? Et parmi les religions, pourquoi le christianisme, plutôt que le judaïsme ou le bouddhisme ? Qu'est-ce d'ailleurs que le christianisme, défini historiquement comme il devrait l'être pour un marxiste, et non pas comme une entité fourre-tout qui dispense de toute recherche : est-ce la loi mosaïque, le monothéisme biblique (ou amarnien), la doctrine babylonienne des anges et des démons, le jugement des âmes par Osiris, et bien d'autres, l'écho du prophétisme chez les Esséniens, le mystère d'une victime divine ressuscitée, thème répandu à plus d'un exemplaire dans les courants religieux de l'époque, les sectes gnostiques d'Alexandrie, la dernière théologie d'un Plotin méditant Platon, le droit canon qui ne serait rien sans le codex romain, la hiérarchie byzantine, la liturgie ambrosienne... ? Si l'on maintient qu'il y a, au milieu de tout cela, un seuil irréductible à l'analyse historique, une émergence pure, s'élevant au-dessus de la «conscience » humaine comme celle-ci s'élève au-dessus de la «vie », alors on admet un principe indépendant du devenir historique et l'on ne peut se prétendre marxiste, puisque non pas même matérialiste. Si au contraire, il ne s'agit que de l'apparition d'une forme nouvelle de la conscience religieuse, constituée dans des conditions données et assignables, phénomène observé plus d'une fois dans l'histoire, il n'y a rien là qui dépasse l'intelligibilité du devenir social, rien qui autorise à privilégier le christianisme comme un seuil exceptionnel franchi par l'humanité ; et de plus, s'il a des traits distinctifs, ce n'est certainement pas comme religion du salut. La justification donnée par Garaudy : «on passait d'une liberté conçue par les Grecs comme conscience de la nécessité, à une liberté vécue comme participation à l'acte créateur » n'autorise en rien pareil exceptionnalisme. Qu'il y ait une distance entre l'autarcie stoïcienne et la mystique augustinienne de l'amour de Dieu, c'est indéniable, qu'il y ait là un progrès décisif de la conscience humaine et comme une sublimation de l'être humain, ou au contraire une régression de la rationalité, cela reste pour le moins à débattre, et si la première thèse a pour elle l'enthousiasme subjectif, la seconde a pour elle le jugement de la raison. Garaudy sent d'ailleurs si bien ce qu'a de gênant cet exceptionnalisme occidentalo-chrétien qu'il éprouve le besoin, comme le Pape, de dire quelques mots aimables à l'adresse des «cultures non-occidentales », lesquelles, «si notre horizon était moins exclusivement provincial, ... nous aideraient à nous libérer de l'individualisme en nous enseignant que nous ne sommes pas enfermés dans les limites de notre peau ». La vérité, c'est que les mystiques orientales n'ont rien à demander à la mystique chrétienne, qui serait plutôt un peu faible comparativement. Que serait la mystique espagnole sans l'influence de la mystique arabe ? De ce point de vue, on l'a souvent dit, le christianisme n'est qu'un compromis entre la mystique orientale, le juridisme romain, la théologie rationnelle des Grecs; pour y voir l'unique seuil décisif de l'histoire humaine, il faut décidément bénéficier de l'illusion subjective, c'est-à-dire avoir la foi. Cette valorisation du christianisme ne va pas toutefois sans certaines modifications que, d'autorité, Garaudy y introduit, afin de rendre acceptable le syncrétisme dont il tente de jeter les bases. Les croyants auront certainement appris avec surprise que le «mythe de l'immortalité de l'âme » est une spéculation platonicienne qui n'a «rien à voir ni avec le christianisme ni avec la Bible ». Les historiens n'auront pas été moins étonnés, car on ne voit pas comment l'appartenance de la thèse à la doctrine platonicienne devrait avoir pour contrepartie nécessaire son incompatibilité avec le christianisme. C'est aller un peu vite en apologétique que d'affirmer que le christianisme n'a soutenu l'immortalité de l'âme que par accident ! Peut-être aussi les croyants croient-ils en Dieu par mégarde ? Effectivement Garaudy nous apprend que «trop souvent » ils ont eu tort de voir en lui un être... Tout s'éclaire quand on comprend que tout cela curieusement fait partie, chez Garaudy, de sa campagne contre la pensée rationnelle. C'est la maudite philosophie grecque qui a «dévoyé » le christianisme en faisant de Dieu un être, et qui l'a dévoyé encore (Garaudy y revient par deux fois) en lui insufflant l'individualisme : s'agit-il de la démocratie athénienne ou de la morale socratique ? on ne sait ! C'est le rationalisme platonicien qui a eu le tort de distinguer entre les sens et l'intelligence, le devenir et les concepts, c'est le cartésianisme qui a eu le tort d'expliquer l'organisme mécaniquement : «si le corps était cette mécanique cartésienne sans rapport avec l'esprit, que signifierait l'incarnation ? » s'écrie Garaudy. Eh bien, mon Père ! elle ne signifierait rien, comme de juste, ou plutôt elle se révélerait pour ce qu'elle est, un mythe efficace et rien de plus. Et pourquoi vouloir juger les premières tentatives de physiologie scientifique au nom des croyances fantasmatiques des sectes juives mystiques du 1er siècle ? Le procédé rhétorique est en tout cas révélateur de la manière de Garaudy : c'est la science qui doit se justifier devant la religion, et non l'inverse. D'ailleurs, après le cartésia¬ nisme, vient aussi le positivisme, le grand coupable contre qui on déverse toutes les accusations rebattues d'un Brunetière : «fondement de tous les conservatismes et de toutes les mutilations de l'homme..., (il) fait abstraction de la dimension humaine de la réalité ». La voilà bien, la grande formule métaphysique et creuse. Mais qui ne voit qu'à liquider ainsi une composante de l'esprit scientifique — le positivisme, c'est d'abord le respect des faits — sous couvert d'attaquer une philosophie un peu courte, Garaudy ruine en même temps le marxisme dont il se réclame et ne peut plus que substituer à la connaissance de l'histoire des entités métaphysiques ? C'est ce que l'on constate lorsqu'il parle des types de sociétés, lesquels selon le marxisme reposent sur la diversité des modes de production des biens matériels. Selon Garaudy, «deux types fondamentaux se sont réalisés historiquement : la société totalitaire traditionnelle, expression d'une communauté préexistant aux individus qui la composent; la société individualiste du Contrat social de Rousseau, qui ne préexiste pas aux individus qui la composent ». Ces deux types, qui plus est, dépendent, non de processus matériels, mais de «conceptions ». Ce sociologisme juridique — on pense à la distinction de l'école durkheimienne entre les sociétés de pré-droit et les sociétés de contrat — n'a évidemment pas grand chose à voir avec le marxisme : pour celui-ci, la structure juridique des institutions est un phénomène dérivé ; les conceptions qui y président ne peuvent se comprendre qu'en référence à l'idéologie des classes dominantes et à la lutte d'idéologies opposées dans les sociétés où coexistent des classes dont les intérêts sont rivaux ou contradictoires. Ayant donc répudié la rationalité scientifique dans son principe même, Garaudy laisse libre cours aux formules métaphysiques : la révolution est mise sur le même plan que la foi, l'amour et les beaux-arts, «les postulats de l'action révolutionnaire sont des postulats bibliques », «chaque acte créateur ou libérateur, consciemment ou non, implique cette foi en la Résurrection et en témoigne, et plus que tout autre l'acte révolutionnaire... », «l'acte de création artistique est pour moi le modèle de l'action révolutionnaire et de l'acte de foi », «la révolution comme les arts a plus besoin de transcendance que de réalisme ». A quoi bon poursuivre ces citations ? L'idée finale est bien que le marxisme doit comparaître au tribunal de la religion pour y rendre des comptes : «Le marxisme historique a besoin de cette interpellation chrétienne, pour ne pas se refermer en dogmatisme... J'essaie de déchiffrer cette foi chrétienne pour n'être pas un homme sous-développé, unidimensionnel. Pour jouer pleinement mon rôle dans la création. » Ainsi, une fois de plus, Garaudy inverse les rôles : selon lui, la révolution ne serait valable qu'en intégrant les valeurs du christianisme ; dans la réalité au contraire, le christianisme n'a représenté certaines valeurs de libération humaine que dans la mesure où il a pu intégrer quelques aspirations révolutionnaires de sectes messianiques juives, ou de certaines couches opprimées de l'empire romain, ou des périodes ultérieures. Mais, conformément à sa nature de doctrine religieuse, tout en reconnaissant ces aspirations, il les a canalisées, stérilisées et figées, en les dévoyant, en les détournant vers «l'autre monde » et la transcendance. C'est ce mouvement d'aliénation caractéristique de la mystification religieuse qui a conduit Marx à la formule célèbre : la religion est l'opium du peuple. Dans cette formule, Garaudy ne veut voir qu'une caractéristique conjoncturelle de la religion du 19s siècle. Il est cependant clair que c'est pour Marx une caractéristique essentielle. La formule signifie que le mouvement révolutionnaire moderne doit, s'il veut se développer avec succès, 1°/ reprendre à son compte, sur un plan profane et non mystifié, toutes les valeurs de fraternité et de libération humaine, élaborées dans les mouvements révolutionnaires du passé, en les débarrassant de la forme de la conscience religieuse, chrétienne y compris, qui les a récupérées et aliénées, c'est-à-dire arrachées au mouvement historique réel pour en alimenter un mouvement spirituel, c'est-à-dire fictif et agissant comme un frein et une entrave, malgré les apparences subjectives d'une toute-puissance de la foi ; 2°/ asseoir le succès de ces aspirations rendues à leur être profane en les éclairant sur leur propre nature, leur puissance et leurs limites au moyen d'une conception scientifique du développement historique des sociétés, de telle sorte qu'elles ne puissent retomber dans l'impasse d'une foi aveugle et fanatique ayant pour objet un «salut » mythique, imaginé soit dans l' «au-delà », soit même dans un avenir immanent. C'est ce que le marxisme a tenté de faire. Entre cette voie et le retour à la mystique, même révolutionnaire, à l'utopisme chrétien, il n'y a ni compromis rationnel, ni synthèse possible.
Garaudy, ou l'impossible synthèse Maurice Caveing Raison présente Année 1973 25 pp. 3-15
Article source: https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1973_num_25_1_1590?q=garaudy