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Eloge du Banquet

Publié le 12 juillet 2008 par Danielriot - Www.relatio-Europe.com

Vice -Président de « Sciences et société » à l'université Louis Pasteur en juin 2007 -  un département universitaire unique en France - , Bernard ANCORI a ouvert le colloque organisé par le Festival des cultures et des saveurs d'Europe de Strasbourg au Conseil de l'Europe.  Nous publions ici son "eloge du banquet". Avec, en guise de mise en bouche,  ce célèbre tableau de Rubens Pierre Paul, "le banquet de Terée (Musée du Prado) Eloge du Banquet  A mes yeux, la tenue d'un tel colloque, et ceci dans ce lieu très précis, est  un événement tout à fait exemplaire. Car s'il est vrai, selon l'adage populaire, que des goûts et des couleurs il ne faut pas parler, il est tout aussi vrai que des cultures et des saveurs, il faut au contraire parler. Et ceci d'autant plus que ces cultures et saveurs se situent dans le cadre européen, et que ce colloque se déroule dans ce lieu emblématique qu'est le Conseil de l'Europe.
D'abord, parce que l'Europe est ce Vieux Continent où certaines cultures et saveurs sont nées ensemble - dans la Grèce des deux millénaires avant notre ère qui les mêla en un fameux Banquet immortalisé par Platon.
C'est bien aux anciens Grecs que l'Europe doit son nom - fille d'Agénor, roi de Phénicie, Europa aurait été enlevée par Zeus métamorphosé en taureau qui la conduisit en Crète, où, de ses amours avec le roi des dieux, naquit Minos. Et c'est encore aux anciens Grecs que nous devons l'instauration de cette institution à la fois singulière et universelle qu'est le banquet.
Qu'il s'agisse du repas qui accompagne le sacrifice à un dieu, comme c'est presque toujours le cas chez Homère, ou qu'il soit prétexte à discussion philosophique comme chez Platon, le banquet ou symposion était toujours pour les Grecs l'occasion d'exercer à la fois leur appétit, leur verve dionysiaque et l'alacrité de leur intelligence : de cette "action de boire ensemble" - telle est la signification étymologique du mot symposion - ils attendaient, comme nous-mêmes, qu'émerge la philia, l'amitié philosophique, et la construction ou la consolidation du lien social dans l'espace civique.
Partager les mêmes vivres pour en tirer la même vie, partager la boisson enivrante qui inspire la solidarité et l'entente, sources de décisions unanimes : telle est la finalité du Banquet que nous dépeignent Platon ou Xénophon, et, par delà les siècles, telle est encore la nôtre.
C'est au cours du repas que se dévoile la vérité. Il serait fastidieux d'explorer en détail la postérité de cette idée à travers les figures les plus inattendues : de Méthodios d'Olympe, cet évêque martyrisé en 311 qui annonce le retour triomphal du Christ à travers la description d'un banquet où dix vierges glorifient la chasteté, à Astérix le Gaulois dont chaque aventure se termine par un sanglier arrosé de cervoise dévoré en commun, ou de Dante Alighieri produisant, au XIVe siècle de notre ère, un banquet en langue vernaculaire afin d'instruire le plus grand nombre, au grand Voltaire qui, installé comme "aubergiste de l'Europe", régale ses invités de Ferney avec des pâtés de perdrix de Cahors et Périgueux, des vins fins et des bons mots - car la vraie nourriture c'est la parole - en passant par cette énorme ripaille qu'est le banquet profane d'Erasme soucieux de faire honneur à Bacchus qui donne l'éloquence, le banquet est toujours vécu - n'est-ce pas Kierkegaaard ? - comme un moment d'éternité.
Platon, Xénophon, Erasme, Voltaire, Kierkegaard et tant d'autres sont ici, parmi nous, pour revivre encore et encore ce moment d'éternité, et c'est là une première raison de nous réjouir de la tenue de ce colloque. Mais il en est une seconde, car l'Europe c'est aussi cette création supranationale récente qui s'accompagne d'une résurgence des Régions sur fond d'effacement relatif des Etats nationaux.
Après une parenthèse de plusieurs siècles où le nationalisme exacerbé révéla parfois hélas son visage le plus tragique, l'Europe d'aujourd'hui renoue ainsi avec le rêve de Charlemagne chevauchant en tous sens la Chrétienté médiévale. Et c'est bien dans cette arène européenne que se nouent et se dénouent aujourd'hui nombre d'antagonismes porteurs d'autant d'enjeux essentiels.
Pour n'en citer que quelques-uns : une mondialisation normalisante versus le respect des identités et des différences, une colonisation des esprits "profanes" par le discours "savant" versus la reconnaissance de la diversité de savoirs tous également légitimes, une domination de la novlangue des affairistes et des financiers versus le maintien de la diversité des parler et des (bien) vivre ensemble dans l'espace européen.
 C'est ainsi contre l'uniformité, la suffisance des doctes et une certaine pauvreté de la pensée réduite à une comptabilité que l'Europe peut et doit aujourd'hui se construire, en préservant sa diversité, en étant attentive à la parole de chacun et en cultivant un art de vivre qui fasse toute sa part à l'humain et à son environnement.
Opposer la richesse et la diversité des terroirs à la "malbouffe" internationale comme à la normalisation douce de l'alimentation "équilibrée" par la balance de l'industrie pharmaceutique, et refuser radicalement d'évaluer les productions culturelles à la seule aune d'un compte d'exploitation : tout cela participe d'un seul et même combat.
En nous rassemblant aujourd'hui dans ce lieu, comme le symposion attique rassemblait au Ve siècle avant notre ère les Grecs à l'Acropole, la rencontre des cultures et des saveurs d'Europe est exemplaire de ces nouveaux défis. Puisse ce colloque afficher hautement la seule valeur qui doit ici nous guider : celle du bonheur intellectuel procuré par la réception des œuvres, qui rejoint le plaisir des papilles en une forme d'ivresse reconnaissante envers la vie
Bernard ANCORI


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