Kateb Yacine, la révolution dans la révolution

Publié le 19 mars 2019 par Les Lettres Françaises

Faire confiance à la subjectivité qui a bourlingué, s’est forgée, s’est patinée ; faire confiance au choix qui déplace les livres sur le bureau ou la table de chevet, au geste qui fait passer d’une pile à l’autre, ou chamboule la pile même ; faire confiance au hasard dans les librairies ou chez les bouquinistes, au hasard tout court. J’aperçois dans une vitrine le nom Cossery, et, par glissement, c’est la voix pointue de Choukri, celle hachurée et chuintante de Genet, celle discordante de Guyotat, que j’entends. Auxquelles se superpose celle de Yacine. Rentré chez moi, je rouvre Le Poète comme un boxeur. La voix a le calme implacable des justes éprouvés, contemporaine et ancienne. Familière aussi.

C’est que sa silhouette se double de celle d’un vieux poète vietnamien que j’ai connu autrefois. Ces deux-là avaient des points communs : la lutte contre les colonisateurs ; la langue française quand elle « se retourne contre ceux qui l’utilisent comme un moyen d’oppression », écrit Yacine ; la tendresse pour les petites gens analphabètes qui récitent des poèmes ; l’opposition à un gouvernement muselant la liberté. Et puis la rééducation après la guerre de libération et la mort sociale pour l’un, l’exil à plusieurs reprises dans « la gueule du loup » et l’itinérance pour l’autre.

Si je les associe, c’est aussi parce que Yacine écrivit en pleine guerre du Vietnam, L’homme aux sandales de caoutchouc – mais sans oublier que, s’il avait été vietnamien, il aurait eu un sort semblable à celui de Hoàng Câm et des rétifs de cette génération. Lien arbitraire entre eux qui ne se sont pas connus, et que je noue peut-être parce qu’ils ont écrit en français. Et Yacine encore : « on ne peut mettre la langue sous un drapeau ». Deux écrivains, dramaturges et poètes, et qui combattent pour la poésie au temps de la guerre, puis quand la répression idéologique s’organise, quand les soldats démobilisés découvrent que la liberté ne sera pas aimée.

En les lisant, en fréquentant l’un, j’ai senti ce que signifiait physiquement l’engagement et aussi que la parole engagée, l’écriture même, quand elle n’était pas passée par une perte de contrôle, avait peu de poids. Comme au fond toute la littérature, quels que soient les choix formels que l’on fera. Car dès lors s’écrivent des livres et des poèmes où demeure une petite chambre creuse qui vibre sous l’agitation des cris et des vents, des coups – sans pour autant composer « avec les apparences du jour. »

Yacine et le poète dissident. Pas des hommes faciles, mais rongés, tourmentés. Des corps osseux, secs, vieillis prématurément. Des contempteurs qui n’eurent pas peur de dire ce qu’ils pensaient et qui ont dû se taire ou s’exiler, parce que le danger était bien là, non comme une ombre à l’horizon mais dans la cour de leur maison, devant leur porte, les suivant dans la rue, menaçant leur famille. Entre les deux, en trait d’union, la poésie et le théâtre, et la relégation. L’un plus épargné peut-être en Algérie, l’autre tombé dans les geôles et pour longtemps, puis dans l’opium jusqu’à sa réhabilitation tardive à l’ouverture du Vietnam dans les années quatre-vingt-dix. Même si Yacine aura ignoré que, au moment où il découvrait à Hanoi le théâtre populaire du Chèo et écrivait sa pièce aux sandales de caoutchouc, son contemporain se terrait dans les ruines de Haiphong sous les bombes américaines. On l’avait assigné à l’effort de guerre là où ça pleuvait le plus pour se débarrasser de lui sans avoir à l’exécuter.

Paroles retranscrites sur trente ans jusqu’à la veille de la mort de Yacine en 89, dans Le Poète comme un boxeur je trouve des mots qui confortent ce que je tresse entre ces silhouettes et révoltes, entre deux libertés, qui ont tout fait pour ne pas céder intérieurement et ont accompli ce que Yacine énonce au plus violent de la guerre d’Algérie : « Le vrai poète, même dans un courant progressiste, doit manifester des désaccords. S’il ne s’exprime pas pleinement, il étouffe. Telle est sa fonction. Il fait sa révolution à l’intérieur de la révolution ; il est, au sein de la perturbation, l’éternel perturbateur. Son drame, c’est d’être mis au service d’une lutte révolutionnaire, lui qui ne peut ni ne doit composer avec les apparences du jour. Le poète, c’est la révolution à l’état nu, le mouvement même de la vie dans une incessante explosion. »

C’est une époque et des événements auxquels je suis étranger, mais d’où émanent une enivrante vigueur et une sorte d’ascèse. Soudain, l’engagement comme je l’entends souvent évoqué aujourd’hui, même par les mieux intentionnés, semble sinon sincère du moins fromenté au mieux de narcissisme, de culpabilité, d’injonction conformiste, au pire d’arrière-pensées publicitaires ou de postures moralisatrices. Peut-être le désintéressement est-il une valeur désuète ou illusoire, naïve. Mais la franche clarté de Yacine en impose : « En moi le poète combat le militant et le militant combat le poète. » S’engager presque malgré soi, s’engager par nécessité. Et rester « un pot de terre parmi les pots de fer. » Ne serait-on engagé qu’à partir de ce moment terrifiant où l’on voudrait s’extraire à tout prix du sentier où l’on s’est avancé un peu trop loin – quand il ne reste plus qu’à épouser son destin ?

Sur les livres engendrés par de telles noces, on ne peut se pencher sans beaucoup de pudeur, ni se méfier de nos enthousiasmes ou jugements. Je ne suis pas sûr de comprendre tout ce que dit Yacine, mais je l’écoute. J’entends qu’il plaisante, je le vois fumer ou boire un coup. J’entre dans un petit café ou un bouiboui. Il est là attablé avec d’autres, rien ne le distingue à première vue. Des rides, une clope, des habits usés mais élégants, et des amis. À moins que ne le trahisse le respect qu’on lui porte. Et quelque chose d’érotique qui vient de cette révolution dans la révolution. Erotisme du cactus, ce désir pour les êtres difficiles.

Voilà un homme qui parle des vaincus – « des Troyens », dirait Darwich de son côté, des « oubliés de Dieu », dirait du sien le malicieux Cossery. Non pas d’un peuple sociologiquement définissable, mais de la longue cohorte des oubliés, que nous finissons tous plus ou moins par rejoindre. Un peuple comme il existe en tout pays. Et au milieu duquel le poète sait qu’il a une place un peu particulière, parce qu’il semble mieux entendre l’inaudible : cette sorte de bon dieu jailli par la bouche de qui, assis sous les porches et oubliant qu’il parle, prononce des paroles qui sondent le temps et son époque – un homme dont la voix vous fout une gifle ou vous estomaque, mais qui, comme un compagnon plein d’égards, vous relève pour que vous puissiez encore et encore poursuivre avec lui le combat.

Patrick Autréaux


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