(Note de lecture), François de Cornière, Ça tient à quoi ?, par Jacques Morin

Par Florence Trocmé

Ce qui fait la singularité de la poésie de François de Cornière, depuis longtemps considéré comme chef de file de « la poésie du quotidien », c’est certainement le sens du détail. Ce que tout un chacun dans le flux des jours, considère en continu comme quantité négligeable, banal, sans intérêt, François le note, au moins dans un coin de sa tête, ou sur un pense-bête, parce que, s’il y a ressenti quelque chose, en creusant ce rien, fût-il infime, l’émotion, le trouble, peut déboucher sur un poème, et que son écriture est sans cesse à l’affût de ces très brefs moments où sa sensibilité détecte ce tout petit chavirement de la conscience. Sa page au début se rapproche souvent du récit et ses vers de la prose, avec l’impression d’avoir affaire à une mini-nouvelle. L’instant décisif est toujours décrit avec précision, le détail retenu doit être livré dans son contexte, dans son ordinaire, et cette banalité, une fois que le poète a su en tirer tout son jus de poésie, lui assure soudainement un caractère extraordinaire. Et peut-être doit-on avoir d’abord une impression de récit pour bien saisir les circonstances communes et habituelles, afin de mieux envisager l’aspect inattendu de la fable poétique. Ce qui pouvait sembler anecdotique devient merveille. Quand on lit François de Cornière, on ne s’ennuie pas une seconde, tout ce qu’il raconte, tout ce qui lui arrive, arrive à tout le monde. Mais son regard, et son oreille, perçoivent les choses différemment. Son sens romanesque a mis en place dans ce recueil, et c’est une première, un personnage : l’homme, qui apparait une bonne douzaine de fois tout au long du livre. Ce dédoublement permet de prendre une distance et de renouveler l’approche, mais il ne fait pas de doute que l’homme et l’auteur ne font qu’un. Cependant, à sa toute première apparition, voilà ce qui est écrit à la chute du poème : Mon voisin  se demande si l’homme / de l’autre côté de la rue / n’a pas quelque chose de moi. Certes, la solution est suggérée sans hésitation possible, mais quel est ce troisième personnage qui dédouble à nouveau le héros de l’histoire ? Mise en abyme personnelle… Tous les lieux qu’il fréquente sont matière à poèmes. Le bord de mer où il habite, (la plage, le port…) ou la Crète où il est parti en vacances (l’aéroport, une terrasse de café…) forment les cadres principaux de ses aventures quotidiennes. Mais le rappel et les nombreux souvenirs ouvrent d’autres possibilités. D’autant qu’un des ressorts de ses poèmes demeure dans ce rapport coulissant au temps, entre hier et aujourd’hui, tous les traits d’union, les rapprochements, les aimantations, les comparaisons, et la réserve d’émotions stockée dans la mémoire. « Est-ce que c’est le souvenir / qui fabrique le poème / Ou le poème qui fabrique le souvenir ? » Question générale à rapprocher de cette autre plus pointue : « Est-ce qu’on aura le temps / de devenir des souvenirs oubliés ? ». Le poème part parfois de l’oreille : un morceau de musique, souvent du jazz, qui accompagne ou rappelle. D’une phrase chipée dans le déroulé des jours et des gens croisés au hasard. Ou bien d’une référence littéraire et personnelle, et les amitiés passées ou présentes qui affleurent avec des noms comme ceux de Jean Rivet, Georges Haldas, Jean Rousselot, Jean-Pierre Georges, Jean-Claude Martin, Pierre Présumey ou Roland Tixier. Le présent est un filtre qui capte les émotions qui viennent, il  relie au temps les éclats de mémoire. François de Cornière est un orpailleur hors pair qui trie les pépites au milieu de la bouillie des jours, il est l’un des seuls à savoir le faire.
Jacques Morin
François de Cornière, Ça tient à quoi ?, Le Castor Astral, 2019, 200 p., 13€
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