(Note de lecture), Abdelmajid Benjelloun, Un ruisseau de paradis,, par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé


On le sait, il y a en gros deux tendances dans l’aphorisme, deux pentes qui l’entraînent dans des directions diamétralement opposées, encore qu’elles puissent se rencontrer, parfois, au bout de leur exténuation. La première a à voir avec le scepticisme, avec l’humour dévastateur, avec l’à quoi bon. Cette veine-là réduit tout à rien, mène à la vanité de tout et aux vertiges de la raison. C’est la veine des moralistes et de Lichtenberg, qui débarrasse toute chose de son évidence et le couteau de sa lame et de son manche. La deuxième fait d’un rien un tout inclusif, rapporte la moindre chose à un sacré, c’est la veine des mystiques. L’une prend le pli amer de la désillusion, l’autre affiche le sourire de la béatitude. L’une fait de l’esprit et l’autre fait de l’âme. L’une cherche le trait et la pointe, l’autre se contente d’un ruisseau.
Les aphorismes du marocain Abdelmajid Benjelloun appartiennent résolument à la deuxième catégorie. Quelques thèmes, très peu (le ruisseau, la pierre, le ciel, la lumière, la femme, Dieu), lui suffisent pour donner du fil à retordre à son sentiment poétique. Il y revient comme à un mystère que son approche reconduit. L’aphorisme n’est pas alors la quête d’une formule définitoire et définitive, mais une clef confiée au hasard, à la rencontre, à la beauté soudaine et vive. La formule ne cherche une concision que pour se lover dans le moindre interstice. La brièveté ne réduit pas une chose à rien mais la rapporte à un tout, à une totalité englobante. Le lapidaire ne prône pas l’aridité mais se coule dans un silence énigmatique. Le lapidaire, chez Benjelloun en tout cas, c’est quand une chose se livre corps et âme à son énigme :
Par l’immobilité, la pierre a tout simplement l’orgasme de l’oubli d’elle-même.
J’aime la pierre car elle fait autorité dans l’oubli.
L’on y pense jamais, mais une pierre s’étend dans le monde au moins par son silence.

Immobilité comme communication supérieure, silence comme nappe qui relie tous les reliefs, qui replonge les saillies dans leur profonde unité, la poésie aphoristique et la spiritualité de Benjelloun, nourrie de soufisme (Rûmî) et de panthéisme, visent à une sorte de sainteté naturelle, ordinaire. Elle fait vœu de simplicité. Quand elle est moralisante, ça n’est jamais que pour se rappeler la plus saine et simple des attitudes :
M’inscrire en vrai dans un monde faux et sournois.

Mystique, certes, cette parole, mais sans se targuer d’une expérience hors du commun. Ce qui transcende les choses et le monde est tout de suite là, « à bâbord », dit-il. Il ne s’agit pas de faire part d’une connaissance singulière ni même d’une espérance particulière à l’endroit du paradis. L’ascension suffit, le détachement, le voyage, non le but :
Monter à ma mort. Sans plus.

Laurent Albarracin

Abdelmajid Benjelloun, Un ruisseau de paradis, Aphorismes, Préface de Christian Ducos, éd. Le Pauvre songe, 2019, 11 €