A la tombée de la nuit, les grues se posent en flot continu. Par rubans, elles déroulent leurs trajectoires
descendantes, lâches sur le fond du ciel. De tous les points de l'horizon, elles arrivent par flottaisons de douze et tombent avec le jour. Des populations de Grus canadensis s'installent sur le
rivière en dégel. Elles s'amassent sur les bancs de sable où elles grappillent, battent des ailes et trompettent : premières vagues d'un exode massif, De minute en minute, les oiseaux se posent
en nombre croissant et l'air rougeoie de leurs cris.
Un cou s'allonge ; derrière flottent les pattes. De la taille d'un homme, les ailes s'incurvent vers l'avant. tendues comme
des doigts, les rémiges basculent l'oiseau dans le plan du vent. la tête couleur sang s'incline et les ailes se touchent ; un prêtre en habit consacrant le pain. la queue se cambre et le ventre
s'arque, surpris par le surgissement du sol. Les pattes lancent des talonnades, leurs articulations inversées battent l'air tel un train d'atterrissage endommagé. une autre grue plonge et
trébuche, emportée vers l'avant ; elle lutte pour se faire une place sur cette aire d'attente surpeuplée, le long de ces quelques kilomètres d'eau assez larges et limpides pour laisser croire
qu'ils sont sûrs.
Le crépuscule arrive tôt, et il en sera ainsi quelques semaines encore. Sous l'empiètement des saules et des peupliers, le ciel bleu métallique flamboie d'un rose bref puis
s'effondre dans l'indigo. Derniers jours de février sur la Platte, les brumes froides de la nuit stagnent au-dessus de l'eau, gelant les éteules restées là depuis l'automne, qui emplissent les
champs près des berges. les oiseaux agités, grands comme des enfants, se pressent aile contre aile sur cet arpent de rivière qu'ils ont appris à trouver de mémoire.
A la fin de l'hiver, ils convergent ici, comme de toute éternité, et tapissent la plaine humide. Dans cette lumière, quelque chose de saurien persiste en eux : les plus vieux
volatiles de la terre, à un saut de puce du ptérodactyle. Alors que l'obscurité tombe enfin, le monde rejoint ses commencements, ce crépuscule vieux de soixante millions d'années qui vit débuter
cette migration.
Un demi-million d'oiseaux - les quatre cinquièmes des grues du Canada que compte la planète - rentrent au bercail sur la rivière. Ils empruntent le couloir central de
migration, ce sablier posé sur le continent. Ils remontent du Mexique, du Nouveau-Mexique et du Texas : des dizaines de lieues par jour, et des centaines à couvrir avant d'atteindre le nid gravé
dans la mémoire. pendant quelques semaines, l'étendue d'eau abritera cette volée longue de plusieurs kilomètres. Puis au coup d'envoi du printemps, les grues prendront leur envol et rallieront à
l'estime le Saskatchewan, l'Alaska ou des destinations plus lointaines.
La migration de cette année a toujours eu lieu. Quelque chose en ces oiseaux retrouve l'itinéraire tracé des siècles avant que leurs parents leu leur montrent. Et chacun se
rappelle le trajet à venir.
Ce soir, de nouveau, les grues brassent les tresses de l'eau. Pendant une heure encore, leurs cris amassés résonnent dans l'air qui se vide. les oiseaux battent des ailes et
chahutent, enfiévrés de migration. Certains arrachent au sol des brindilles gelées qu'ils lancent en l'air. Ici et là, des débordements nerveux tournent à l'affrontement. Peu à peu, les grues
s'installent dans un sommeil vigilant et échassier, la plupart restent debout dans l'eau ; quelques-unes, plus loin, attendent dans les récoltes coupées.
Un crissement de freins, le froissement de la tôle sur l'asphalte, un cri étranglé puis un autre éveillent la volée. Le camion décolle et part en tonneau dans le champ. Un
panache fuse au milieu des oiseaux. Dans un sursaut, ils quittent le sol en voletant. Le tapis affolé se soulève, décrit des cercles puis retombe. Une clameur qu'on croirait venue de créatures
deux fois plus grosses s'élève sur des kilomètres avant de s'éteindre.
Au matin, ce tumulte n'a jamais existé. De nouveau, il n'y a que l'ici et le maintenant, le toron de la rivière, un festin de grains perdus qui porteront les nuées vers le
nord, par delà le cercle polaire. Aux premières lueurs, les fossiles reviennent à la vie, testent leurs pattes, tâtent l'air glacial, se libèrent d'un bond, bec tendu vers le ciel, gorge
déployée. Et puis, comme si la nuit n'avait rien retranché, oubliant tout sauf cet instant, les grues de l'aube se mettent à danser. A danser comme avant le début de la rivière.
Richard Powers, La Chambre aux
échos (The Echo Maker), le cherche midi, 2008, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves
Pellegrin.