John Steinbeck : le faire, nom de Dieu !
Aucun sauf que le journal de travail des Raisins de la colère (1938-1941), Jours de travail (Seghers) n’a à voir qu’avec l’écriture, encore l’écriture, toujours l’écriture. Comme le souligne son traducteur et préfacier Pierre Guglielmina, l’obsession de Steinbeck était le temps, celui qui passe, celui qu’il faut prendre, celui qui parfois semble un mur, celui pour lequel il faut se battre pour écrire (le temps des autres, le temps de la maison, du bruit, des amis qui passent), oscillant constamment entre la volonté d’écrire et l’envie de fuir les contingences : « j’aimerais m’enfuir loin de tout pour faire mon livre » et surtout celle que tout écrivain ressent certainement un jour ou l’autre : « … j’essaie de gagner du temps pour ne pas retourner au travail. »
Ce journal est souvent émouvant en raison de la sincérité de ces pages qu’il gardait pour lui, toutes les luttes intérieures et tentations extérieures y apparaissent sans que jamais Steinbeck ne s’y donne une image de lui autre que la stricte façon très humaine dont il se perçoit. Les « entrées » (date, année, heure, jour de la semaine) font rarement plus d’une demi-page, voire une page, sont parfois inachevées mais sur le futur : « Mais lundi et ce sera », « et la date sera », « et ce sera », « demain est » etc. Un lexique à la fin donne les noms des personnes et des lieux importants.
Dans ces pages sont consignés le travail à faire, ou les états d’âme, le doute (« je me demande si je vais jamais finir ce livre », la confiance, « Et je vais le finir, bien entendu », la fatigue voire la dépression, le besoin de solitude et le besoin de ses amis, l’aide de Carol sa femme ou les tensions dans le couple évoquées sans plus de détails, l’attente du courrier, les nombreux et forts maux d’estomac, la joie également et tout le plan des Raisins de la colère. Ce rythme trouvé l’aide à tous points de vue : « Plus j’y pense, plus j’aime cette idée du journal de travail »
Le trait de caractère le plus marquant peut-être, qui revient sans cesse comme une force, c’est la volonté : « l’échec de la volonté, ne serait-ce qu’un jour, a un effet dévastateur sur l’ensemble », « personne ne connaît mon absence de facilité comme je la connais. Je lutte contre elle tout le temps ». Mais c’est aussi constamment, exactement en face : « … l’effondrement intérieur. Le sentiment d’être fini, la destruction de toute forme et de tout projet. »
L’impression persistante de l’imposture (de tricher, de ne pas y être arrivé quand les autres croient l’inverse), l’habite, de même que les tiraillements que lui imposent la vie d’écrivain célèbre et ce qui se passe ailleurs : « … ces gens qui crèvent de faim – qu’est-ce qu’on peut faire ? »
La manière dont Steinbeck a tout son plan des Raisins de la colère est très impressionnante, il parle de ses personnages comme d’êtres vivants qui vont faire ceci ou cela, ont tels traits de caractère, l’ensemble du livre est déjà dans sa tête. Sa journée de travail est dévolue à tel chapitre, tel événement, telle progression, tout est précis et conduit, « on y va » revient, comme un mot d’ordre, un cri de bataille, un clairon : « … je me sens de plus en plus comme le travail », « … arrêter de travailler est ce qui fait des dégâts. … le travail lui-même me repose », ce travail est aussi une lutte constante contre l’anxiété, parfois le désespoir. Son pendant, « Comme d’habitude je fais pas mal l’imbécile avant de me mettre au travail, de telle sorte qu’il est déjà près de onze heures et que je ne suis toujours pas à la tâche ». « En fait, à la moindre excuse, personne ne va travailler. »
Il y a aussi que Steinbeck est déjà très connu, la pression sur lui est forte, prises de positions (Hitler est tout près de provoquer la guerre), demandes des éditeurs, des journaux, la sortie imminente du film Mice and Men tiré de Des souris et des hommes. Il ne la supporte pas, il s’efforce de s’en extraire, il veut juste travailler, et habiter le nouveau Ranch Biddle pour lequel sa femme Carol et lui ont eu un coup de foudre. Il aime aussi « son bon vieux stylo » qui n’est peut-être pas pour rien dans la progression du livre : « J’écris à présent facilement mais je ne pense pas facilement. » L’aveu est touchant et l’effort d’autant plus méritoire.
« Et le travail est la seule bonne chose », avec l’objectif du jour, si drôle « je peux pisser les deux mille mots », « Personne ne va le faire pour moi ».
Les choses progressent, « Voici une chose étrange – presque comme un secret. Vous commencez à poser des mots, et il y a trois choses, vous, le stylo et la page. Puis, graduellement, les trois choses fusionnent jusqu’à ce qu’elles n’en fassent plus qu’une et vous sentez la page comme vous sentez votre bras. Si ce n’est que vous l’aimez encore plus que votre bras. »
Ce livre est merveilleux dans son humanité, dans sa lutte avec soi-même, dans sa foi en la volonté, c’est un livre d’écrivain pour les écrivains, dans lequel nous pouvons puiser courage et détermination.
L’amour de la vie, l’amour pour Carol puis pour Gwyn (« je dois être sûr de choisir ce qu’est l’amour et ce qu’est le remords. Je ne suis pas quelqu’un de très bien. ») tout autant que l’envie de mourir, la certitude de ce qu’il a à faire sans être jamais prétentieux, les bonnes cuites prises avec ses amis rendent Steinbeck très attachant.
Au terme de ce contrat passé avec lui-même (« je crois que je vais laisser ce livre maintenant » dit-il de ce journal) voici la tâche qui avait été fixée : « Faire simplement la journée de travail »,
cette tâche personnelle accomplie : « L’ai fait, nom de Dieu !»,
suivie de l’universelle signature de contrat avec soi-même : « c’est fait ».
Isabelle Baladine Howald
John Steinbeck, Jours de travail, traduction et préface de Pierre Guglielmina, Seghers, 2019, 216 p., 19€