Etre et rester un juge intègre dans une société
corrompue : le pari – perdant – de Raymond Berthier, dont une lettre
d’adieu à son épouse, quand il se sait condamné à mourir, ouvre le roman de Yanick Lahens, Douces déroutes (réédité au format de poche).La noble ambition du juge était à l’opposé de celle qui
anime Cyprien, jeune avocat stagiaire d’origine modeste mais plein
d’avenir : s’il se conforme aux règles non écrites qui régissent le
pouvoir et la fortune, il pourra transformer en réalité le rêve qu’une
publicité a gravé comme une rengaine dans son cerveau : « Tu es Audi ! Tu es
Haïti ! » Aucune compromission ne devrait être inacceptable dès
lors qu’il a mis le pied sur le premier échelon vers le sommet de la hiérarchie
sociale à Port-au-Prince.Francis, journaliste free-lance, vient d’arriver à Haïti,
ignorant des derniers événements criminels qui ont secoué la justice de ce pays
mais à peu près certain de dénicher sur place un bon sujet de reportage à
placer dans un magazine. Il va trouver mieux encore en rencontrant Brune, la
fille unique du juge assassiné, la fiancée de Cyprien – mais elle s’en éloigne
–, la chanteuse à la voix si troublante qu’un autre corps semble parfois
habiter le sien : « Avec la
voix monte une liberté intacte, celle pour laquelle on brûlerait tout l’or des
jours. »Dans un univers très différent de celui que décrivait Bain de lune, le roman qui lui a valu le
Prix Femina en 2014, Yanick Lahens reste cependant elle-même : les maux de
son pays la taraudent toujours et agitent la ville comme ils agitaient la
campagne. Ses personnages sont conduits hors d’eux-mêmes par des forces qui les
dépassent. Certains tentent de lutter, d’autres s’y plient et utilisent les
ascenseurs mis à leur disposition sans s’émouvoir de la puanteur morale qui y
règne.Le plus impressionnant, dans l’organisation des éléments du
récit, est l’interpénétration des parcours individuels. Francis, passeur entre
le lecteur et les réseaux qu’il découvre, est placé devant des faits qu’il
aurait peut-être préféré ne pas connaître. La tension est extrême, elle tire
par instants le roman côté thriller. Et l’on suit les traces de la corruption,
de l’injustice, avec une consternation qui va croissant. Mais aussi avec une
fascination augmentée par la beauté d’une langue qui ne renonce pas un instant
à la poésie.