Critique du Misanthrope, de Molière, vu le 3 mars 2019 au Théâtre du Nord
Avec David Casada, Pierre-Antoine Dubey, Daniel Dupont, Pierre-François Garel, Gilles Privat, Lola Riccaboni, Régis Royer, Dominique Valadié, Marie Vialle, David Tuaillon, dans une mise en scène d’Alain Françon
Situation presque improbable : le Misanthrope, aka l’une de mes pièces préférées, est montée par les deux plus grands metteurs en scène à mes yeux à quelques jours d’écart. C’est trop beau pour ne pas en profiter ! Et comme Le Misanthrope de Françon n’est pas créé à Paris, on s’autorise même à faire un aller-retour Paris-Lille dans la journée pour découvrir son dernier spectacle. Je ressens, juste avant le spectacle, le même enthousiasme mêlé de peur que ce que j’ai pu ressentir devant le Misanthrope de Peter Stein, dix jours avant. Et, lors des applaudissements… la même pointe de déception.
Le Misanthrope signe la première rencontre de Françon avec Molière. Impossible de ne pas se poser la question, après ce spectacle en demi-teinte : Françon est-il vraiment fait pour monter ça ? Lui qui vient souvent structurer, éclairer, cérébraliser les textes qu’il monte, quelle était ici sa véritable valeur ajoutée, puisque le texte ne manque de rien ? Lui qui se distingue aussi comme directeur d’acteur, pourquoi brime-t-il autant ses comédiens ici ? – évidemment je suis trop dure et ce spectacle reste un bon travail, mais quand on sait les grands moments de théâtre qu’ils nous a offerts jusqu’ici, on peut légitimement questionner ce choix de texte.
Tout commençait pourtant très bien. La scène d’ouverture nous présente un Misanthrope hypersensible qui présente par instants des accents quasi autistiques, accompagné d’un Philinte parfaitement convaincant, bienveillant mais également droit dans ses bottes et qui ne se laissera pas faire par son ami. Cependant, rapidement, les choses se gâtent. Lorsqu’entre Oronte, ce personnage si fier de son sonnet qu’il ne peut s’empêcher de le lire à nos deux comparses, le comique ne prend pas… ou plutôt il ne semble pas vraiment recherché : le comédien passe sa scène à toute allure, sans prendre le temps de laisser monter le comique de répétition, comme si Françon avait peur que le rire atténue le propos du spectacle.
Puis entre Célimène, sans doute le personnage le plus complexe de ce spectacle. J’ai rarement vu une Célimène qui me convenait – les metteurs en scène semblant régulièrement la mettre de côté et faire comme si elle n’existait pas en espérant que le spectateur l’oublie également – celle-ci n’est pas plus de mon goût que les autres. Françon ne fait de la jeune femme qu’une figure : elle vient, elle s’asseoit, elle fait le moins de bruit possible. Quant à sa relation avec Alceste, qui est peut-être l’un des points les plus fondamentaux de la pièce, la voilà quasiment inexistante : les deux personnages ne se touchent à aucun moment, ne semblent pas se désirer, aucun magnétisme ne les liant. D’ailleurs, si Gilles Privat assume avec brio le costume d’Alceste, il faut bien reconnaître qu’il y a une gêne côté physique – non que le comédien soit laid, mais on a du mal à croire à sa relation avec Marie Vialle, et ce n’est pas Alain Françon qui vient nous contredire en faisant jouer la frigidité absolue entre les deux amants.
Mais c’est le traitement d’Arsinoé qui m’a le plus déçue. Arsinoé, c’est Dominique Valadié, que je suis depuis longtemps. C’est donc en connaissance de cause que je jubilais lors de son entrée en scène pour la première confrontation avec Célimène. Elle aurait dû être une Arsinoé géniale, dont on pouvait sentir les prémices dans Qui a peur de Virgnia Woolf il y a quelques années. Or la voilà l’air plutôt coincé sur scène, ne gardant du personnage que sa minauderie en évinçant toute agressivité sous-jacente, quasiment toute méchanceté. Elle maintient durant toute la scène une voix haut perché affectée sans jamais aller dans sa voix plus grave, aux accents presque vulgaires, qui conviendrait si bien pour déverser cette fureur qui ne vient pas.
Me voilà donc étonnamment sur ma faim – une sensation qui ne m’était peut-être encore jamais arrivée avec un spectacle de Françon. J’ai comme l’impression qu’il a voulu jouer ce Misanthrope comme une pièce fondamentalement réaliste, en enlevant le comique qu’on peut trouver, sur le papier, trop dessiné. Mais sans ce comique-là, la pièce perd une de ces saveurs et ne peut être rendue dans son entièreté. Et même les quelques belles idées disséminées au fil de la pièce ne semblent pas aller jusqu’au bout : ainsi, ces bruits de chuchotement qui évoquent des commérages entre chaque acte, et le cabinet de Célimène vers lequel Alceste semble se diriger au début de la pièce ne sont pas assez utilisés. Et, pour ajouter à ma frustration, je dois reconnaître que je n’ai pas compris où il souhaitait nous emmener par la fin qu’il propose… Me voilà donc face à un spectacle assez froid, voire un peu fade, qui ne s’appuie ni suffisamment sur le texte, ni suffisamment sur les comédiens pour se construire. Dommage.
Une pointe de déception.