C'est un mystère qui m'intriguait depuis quelque temps : comment était-il possible que Zelle, la solution de paiement P2P des banques américaines, parvienne à séduire autant de consommateurs, jusqu'à dépasser le leader du domaine, Venmo ? Apparemment, la réponse se trouve dans le fossé financier qui se creuse entre les générations…
Une enquête commanditée par Early Warning, l'opérateur à qui est déléguée la gestion de Zelle, révèle le pot-aux-roses. Elle nous apprend d'abord que la moitié des nouveaux adeptes du paiement électronique entre particuliers sont âgés de 45 ans et plus. Une proportion quasiment identique confirme logiquement avoir confiance dans ces nouveaux outils… mais trois quarts des générations X et des baby-boomers déclarent que la mise à disposition du service par une banque est leur principale motivation à l'adoption.
À l'inverse, presque de manière caricaturale, les 27 millions d'utilisateurs de Venmo se recrutent dans leur immense majorité parmi les jeunes. Des statistiques de 2017 indiquaient ainsi que le segment des 18-24 ans représentait un tiers de la clientèle et celui des 25-34 ans en fournissait 40%, tandis que les plus de 45 ans étaient moins de 15%. Sa pénétration dans le bas de la pyramide des âges est en outre confirmée par une autre estimation qui lui donnerait un taux de conquête de 66% des jeunes américains.
Se dessine de la sorte un paysage sociologique dans lequel se font face, d'un côté, les membres des générations Y et Z, fans de longue date des applications mobiles d'échange d'argent entre amis dont Zelle est leur préférée (probablement parce qu'ils adorent aussi ses fonctions de partage social des dépenses, dont s'émeuvent plus leurs aînés), et de l'autre côté, les personnes plus mûres, qui découvrent depuis peu ces nouvelles possibilités de paiement, par le truchement de leur banque. Seuls les transferts entre ces deux populations créent peut-être une passerelle au-dessus d'un fossé aussi marqué.
Au-delà du domaine (restreint) des paiements P2P, oserais-je tenter une généralisation dans l'analyse des comportements vis-à-vis des services financiers dans leur ensemble ? Que les plus jeunes soient les premiers à s'emparer des produits élaborés par des startups de la FinTech n'est certes pas une surprise : ce phénomène répond à la combinaison d'une forte appétence pour des offres adaptées à leurs besoins et d'une moindre défiance face à des nouveaux entrants (surtout dans un contexte de rejet du système bancaire traditionnel, même si celui-ci s'est estompé ces dernières années).
En revanche, le cas de Zelle nous dit aussi que, quand les banques tentent de reprendre la main sur un secteur dominé par des acteurs émergents, elles participent à la démocratisation de l'innovation vers les couches plus âgées de leur clientèle mais elles ont plus de difficultés à reconquérir les utilisateurs pionniers, jeunes, qui pourraient donc être plus ou moins définitivement perdus. Le risque pour les institutions historiques serait alors de voir ces générations consommer de moins en moins de leurs produits.
Une telle tendance n'est évidemment pas encore très perceptible à ce jour, car elle touche essentiellement des niches d'activité. Elle pourrait toutefois rebattre profondément les cartes à l'avenir, si les jeunes, qui constitueront le cœur de la clientèle de demain, privilégient très tôt les solutions fournies par des startups qui comprennent mieux leurs attentes et leur restent fidèles par la suite. La croyance largement répandue dans les banques qu'il suffit de rester à l'affût des nouveautés et de savoir se positionner, sans urgence, quand un marché se concrétise, pourrait en effet être mise à mal. Peut-être devront-elles au contraire se placer en pointe dans la course à l'innovation…