On entend dire que le storytelling politique est maudit et même qu'il est mort : j'ai voulu enquêter pour savoir ce qu'il en est vraiment.
Je me réfère à mon article tout récent sur l'ère du clash selon Christian Salmon. Il annonce effectivement la mort du storytelling. Et comme je pointe qu'il a exclusivement étudié le storytelling politique pour en arriver à cette conclusion, j'ai voulu vérifier par moi-même.
Pour cela, je me base sur un véritable travail de recherche mené sur le storytelling du Parlement britannique, par Alex Prior de l'Université de Leeds au Royaume Uni. Il a étudié le storytelling utilisé par le Parlement comme mode de représentation auprès des citoyens, et par les citoyens pour se représenter le Parlement. Le rôle narratif du Parlement touche ici à une dimension de médiation entre les citoyens et leurs gouvernants.
Le travail d'Alex Prior a été publié en décembre 2018 dans la revue scientifique Politics and Governance.
Constructivisme et storytelling
Alex Prior utilise une approche constructiviste. Le constructivisme est l'une des sources théoriques du storytelling des organisations (avec quelques autres référentiels tels que le constructionnisme - construction de la réalité par ses acteurs et en interaction-conformité avec des conventions qui font consensus, assez proéminent parmi d'autres). Dans le cas précis de cette étude, le chercheur a spécifiquement retenu la co-constitution et création de sens comme principe actif du constructivisme appliqué à l'engagement et au récit politique. Cette construction n'est pas limitée par les bornes de la réalité, mais est le fruit de jeux de systèmes de représentation qui peuvent être hors-sol (mais tout de même en interaction avec son environnement : on n'est pas en isolation dans sa tête !). On peut, dans le cadre du constructivisme, parler d'invention de la réalité. L'aspect constructiviste est aussi constitué par la génération d'un auditoire via l'acte de représentation de l'engagement politique qu'est le storytelling. En somme, c'est une relation à la réalité des choses. Bref, ce ne sont pas là des réflexions en l'air mais fondées sur des bases académiques solides. Alors que la participation à la vie et l'action politique au Royaume Uni est de plus en plus émotionnelle et informelle, il est d'autant plus intéressant d'investiguer cette dimension narrative.
Au final, il s'agit, pour le Parlement, de générer de l'engagement au moyen du storytelling. Si on s'en tient à ce que dit Christian Salmon, c'est impossible ! Mais peut-on vraiment s'y tenir ? Hé, hé...
Le message du storytelling parlementaire britannique
"Le Parlement est pertinent. Le Parlement évolue. Le Parlement est à vous". C'est le message que le Parlement actuel entend véhiculer et cette volonté d'ouverture aux citoyens est un peu une première en Angleterre tout comme son rôle de médiateur politique. Les parlementaires ont déjà utilisé le storytelling par le passé, mais pour générer une engagement citoyen avec leur parti ou avec eux-mêmes, personnellement. Le storytelling du Parlement pour le Parlement, c'est vraiment nouveau, le fait de vouloir aller plus loin que l'information des citoyens, sous la forme d'un monologue. Dans le même temps, il est vrai que le Parlement est challengé : l'utilité de s'intéresser au Parlement est de plus en plus remise en question au Royaume Uni. L'objectif est donc de combattre les récits dominants faits de non-satisfaction à l'égard du travail du Parlement et de désaffection politique des citoyens, grâce au storytelling, donc.
Les manques du storytelling parlementaire
Le storytelling du Parlement britannique se caractérise par une absence d'homogénéité (formelle et en termes de contenu), une inconsistance dans son application, un manque de maîtrise des ressorts du storytelling également. En face, on trouve des citoyens qui ont pris l'habitude d'être des spectateurs de scènes dont ils ne saisissent pas toujours toutes les dimensions.
Le contenu narratif diffusé par le Parlement britannique
L'un des supports utilisés par le Parlement s'intitule " The Story of Parliament", et est grosso modo une timeline des événements marquants de son Histoire. Le chercheur Alex Prior trouve dans ce support, malgré la présence du mot "story", peu de potentiel de connexion narrative avec son auditoire. Une enquête menée a uniquement permis d'identifier que les citoyens reconnaissent la connexion entre l'information et l'engagement via ce type de support, que je trouve assez bien fait au demeurant.
Bien plus intéressante est l'initiative baptisée " Your Story, Our History". Il s'agit de témoignages vidéo de citoyens sur la manière dont ils ou elles ont été impacté(e)s par des lois votées par le Parlement. Voilà du vrai storytelling (et du storytelling vrai du coup, également). Contrairement au premier support de storytelling, dans celui-ci, le narrateur est le citoyen : le storytelling parlementaire se fait via le prisme des yeux des citoyens. Et les citoyens - public peuvent se connecter avec les thématiques ou du moins certaines dimensions du propos des vidéos. Cet engagement avec une histoire et non pas seulement des éléments d'information facilite l'auto-reconnaissance de soi et la re-narration (le partage de l'histoire avec d'autres personnes), observe le chercheur. L'auditoire peut compléter l'histoire avec ses propres idées et croyances, ses émotions, ses fictions aussi. C'est bien de co-construction dont il s'agit.
A travers cette initiative "Your Story, Our History", ce ne sont pas seulement des morceaux de storytelling du passé qui sont présentés : chaque vidéo est assortie du message "Il reste encore beaucoup à faire".
Les enseignements
On retiendra de cette étude :
- L'intérêt du storytelling pour la co-constitution d'une dynamique d'engagement
- L'adaptation du storytelling au paysage politique moderne, caractérisé par des formes d'action et d'expression politique qui mettent en avant la dimension de réalisation de soi par les citoyens
- L'exposition des citoyens à des contenus dont ils ne sont que les témoins, sans interaction, ne peut mener qu'à un survol du sujet "Parlement" par les citoyens. Cette situation tend à générer un sentiment à priori de remise en cause de la légitimité du Parlement. S'ensuit également : une tendance à la sur-évaluation généralisante forte des histoires négatives qui peuvent circuler (scandales...)
On ne retiendra pas, sur la base de ce travail de recherche sérieux, la conclusion générale et définitive de Christian Salmon d'une ère du clash généralisée dans le monde politique.