Féminisons
Tout le monde sait qui est madame Gagneur, romancier ou romancière distinguée. Eh bien, cette dame, qu’on ne saurait accuser d’avoir jamais joué à « l’émancipée » de façon quelconque, cette bourgeoise d’excellente bourgeoisie, qu’il serait difficile même au plus Prudhomme des philistins de traiter de bas-bleu, sous couleur qu’elle a imaginé, raconté des histoires, pour son plaisir et pour celui de ses lecteurs et lectrices, cette veuve très honorable et honorée d’un sénateur républicain, vient d’adresser à M. Claretie, avec la double autorité de son nom et de son talent, une lettre intéressante, piquante et « suggestive », au point de vue même de la question, si vivante aujourd’hui, de l’émancipation de la Femme. Cette lettre, qu’ont publiée plusieurs journaux, n’est point d’ailleurs pour M. Claretie, administrateur de la Comédie, mais pour le même, chancelier, en ce moment, de l’Académie française ; et elle demande à celui-ci d’intervenir auprès de la compagnie du bout du fameux pont, afin que ladite veuille bien féminiser un certain nombre de mots demeurés jusqu’à présent exclusivement masculins, auteur, écrivain, orateur, sculpteur, témoin, confrère, etc., vocables témoignant tous de la très et trop flatteuse idée que les hommes ont encore de leur intelligence, au détriment du « sexe » tenu toujours, par la plupart, pour inférieur. Oh ! je ne veux pas outrer l’importance de cette lettre. Rien de plus légitime que la réclamation y formulée avec une politesse, au reste, exemplaire. Mais cela ne vaut, réellement, qu’à titre de symptôme, comme un signe à retenir du mouvement qui emporte la femme de ce temps vers un avenir rêvé de liberté, à la conquête de droits la faisant l’égale de l’homme. Autrement, qu’importe, en vérité, que l’Académie sanctionne, ou non, la féminisation de certains mots, si l’usage, peu à peu, l’usage, le seul maître de la langue, les féminise ? Or, voyez : moi-même, en commençant, je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire romancière ; on dit couramment doctoresse ; avant peu, j’en suis sûr, des gens diront et écriront autrice ou auteuse, oratrice ou orateuse, sculptrice ou sculpteuse, sans se croire pour cela plus révolutionnaires qu’avec actrice ou acteuse (encore que ce dernier terme, si je ne me trompe, soit d’invention récente, et fleure jusqu’ici un authentique mépris, tendant à distinguer de la véritable artiste la petite femme de théâtre, la cocotte de coulisses qui regarde les planches comme un trottoir particulier, privilégié). Quant à consœur, substitué à confrère dans la correspondance de deux femmes de lettres entre elles ou dans les formules de salutation d’un homme de lettres écrivant ou parlant à un confrère du sexe, notre humeur libertine en pourra faire d’abord des gorges chaudes. On a déjà tant ri (non sans raison) voilà quelques années, lorsque Victor Hugo s’écria publiquement, je ne sais plus à quelle occasion : « Dans confrère, il y a frère ! » Dans consœur, il aurait sœur, mais il y aurait toujours pour les esprits mal faits… et ce pourrait être une source de gaieté rabelaisienne, trop facile, durant un certain laps. Mais tout s’use, et la source tarirait. Aussi bien, il est déjà des femmes qui n’hésitent point à l’employer, ce féminin très juste, avec un tel sérieux, dédaigneux de la blague, avec une telle sérénité contagieuse qu’elles entraîneront, n’en doutez pas, leurs amies plus timides et finiront par désarmer, chez nous, les plus gouailleurs. Nous nous habituerons à ce mot nouveau ; et, à notre tour, nous nous en servirons sans penser à mal. * En attendant, vous l’avouerez : c’est vraiment curieux et « suggestif », je le répète, que les divers substantifs, signalés à l’Académie par madame Gagneur, soient restés jusqu’à ce jour d’un seul genre, du genre mâle, tandis qu’il y a des siècles qu’on dit boulangère, charcutière, bouchère, lingère, blanchisseuse, brodeuse, etc. Preuve que l’homme a trouvé bon depuis des temps que la femme s’associe à tous ceux de ses travaux qui ne comportent aucune gloire, qui, simplement utiles, sont inférieurs, mais que, pour les hauts emplois de l’intelligence, il n’a point cessé de l’y juger impropre, incapable au moins d’y rivaliser avec lui jamais, d’y montrer mieux qu’un génie secondaire, créature fatalement imperfectible au-dessus d’un certain degré soit de pensée pure, soit même d’imagination. Entendons-nous : il y a maintenant une belle élite d’esprits indépendants qui ont rejeté loin d’eux cette barbare conception de l’irrémédiable infériorité du Féminin. Ils estiment, pour les Lettres, par exemple, qu’un sexe qui a produit, dans ce seul pays de France, coup sur coup ou simultanément, madame de Staël, George Sand, la comtesse d’Agoult et madame Ackermann, à ne parler que des mortes illustres de ce siècle, a le droit de prétendre qu’il marcherait de pair avec nous, une fois tombées les dernières entraves. Et pour les arts proprement dits, sculpture, peinture, musique, il y a marqué et « continue », quoique de façon moins éclatante, on n’en disconvient pas. Enfin, la science l’attire, et il faut être d’une bêtise de gendarme pour ne pas être frappé de l’admirable effort multiple par où ce sexe, aux pieds duquel on voulait que nous tombions, mais dont on ne célébrait si fort les vertus ou les vices… adorables, qu’afin de le maintenir dans la servitude, servitude de foyer ou servitude de luxe, s’applique à démontrer son égalité naturelle de facultés avec l’homme, à revendiquer et conquérir l’autonomie que notre seule force physique lui a primitivement enlevée. Mais le nombre de ceux qui tiennent ce langage est encore très minime : ouvriers, paysans, bourgeois, mondains, sont encore, presque tous, en proie aux vieilles idées de la supériorité du Masculin à tous égards ; et une des femmes citées plus haut, madame d’Agoult, se trouve avoir écrit quelque chose d’encore juste, dans cette « réflexion » : « Les hommes de ce temps-ci ne connaissent que deux sortes de femmes : la femme de joie et la femme de peine. » Notre langue l’établit pour les deux. – Même pour la femme de joie, le vocabulaire est d’une richesse ! et il n’est guère de mois sans néologisme… Si bien qu’on pourrait faire un dictionnaire spécial des vocables de l’amour et de la prostitution – à condition d’y ajouter sans cesse. C’est une langue dans la langue, celle-là, et toujours active, ne se lassant pas de créer. * Les préventions contre la femme qui peint, qui sculpte, surtout contre la femme-auteur, contre le « bas-bleu », romancière, journaliste, moraliste ou poète, ont leur source secrète dans le cruel égoïsme qui nous rend chère la femelle, outil de volupté, vénal ou non, plus ou moins raffiné, ou ménagère, ménagère à tout faire, aussi bien : courtisane domestique doublée d’une domestique, Lucrèce et Phryné mêlées, filant la laine, préparant le manger et en même temps bonne à nous assouvir sensuellement. La « bête » enfin voilà ce que notre instinct de cochons orgueilleux, despotes et fats, nous porte à désirer de rencontrer jusque dans l’épouse, et ce que nous sentons bien que ne veut plus être la moderne « affranchie », l’affranchie du ciseau, du pinceau, de la plume (pas d’équivoque !), aimable et capable d’aimer tout comme une autre, plus peut-être, ou mieux, mais consciente, se sachant une personne, lucide à notre égard comme au sien. On objecte : « Ce n’est plus une femme ». J’ai répondu d’avance. Et puis l’homme libre n’est-il donc pas un homme ? Et puis… l’égalité intellectuelle des deux sexes, ce n’est point l’identité qui la constitue (malgré que nous ayons, d’ordinaire, la superbe naïveté de prononcer d’une femme supérieurement intelligente qu’elle a l’esprit viril) ; mais c’est l’équivalence des fonctions et manifestations cérébrales, dans une différence qui en fait, au reste, l’intérêt principal, le prix unique, le charme double et doublement fécond. Pourquoi, d’ailleurs, insisterais-je ici, où chaque semaine, cette vérité s’affirme par le talent d’un maître-chroniqueur féminin, Séverine-Jacqueline, qui pourrait dire, à la Corneille, qu’elle n’a point, dans la presse, de rival à qui elle fît tort en le traitant d’égal ? Que ceux qui ont peur par ignorance se renseignent ; il y a des journaux, des revues spéciales où des femmes combattent pour la Femme. Je recommande notamment (oh ! le titre est long) le Bulletin de l’union universelle des femmes, qui paraît tous les mois ; oui, le titre est long, mais la direction par madame Maria Chéliga-Loévy est excellente. Ce bulletin ferait réfléchir des gens que, peut-être, j’amuse fort et qui, assurément, n’ont jamais lu dix lignes de ce grand esprit libre qu’est madame Clémence Royer, pour la nommer enfin, elle, la première, entre toutes, des Françaises qui pensent et qui écrivent, madame Clémence Royer, le philosophe de hautaine envergure, qui a introduit chez nous Darwin, et qui l’a dépassé, jetant des vues neuves, hardies, profondes – en des articles, en des brochures, en des livres admirés de quelques-uns, presque ignorés du public malheureusement. Mais revenons à la lettre de madame Gagneur. Adressée à l’Académie, c’est à vous qu’elle s’adresse en réalité. Soyons « chic » à tout le moins : donnons leur féminin aux mots dont cette dame déplore l’excessive virilité. Féminisons. Léopold Lacour. Gil Blas, 9 août 1891Marie-Louise Gagneur,
Une lacune de la langue.
0,99 euros ou 3.000 ariary ISBN 978-2-37363-081-7