Un long week-end s’installe doucement qui aura comme point d’orgue un nouveau 14-Juillet glorieux, comme toujours une belle occasion pour la Nation de fêter dignement son Armée et ceux qui la servent, et dont on espère qu’il ne sera pas pollué par les fatigantes polémiques actuelles…
Est-il vraiment besoin de préciser, et sans revenir sur le fond des débats, à quel point ces peu glorieuses empoignades, entre des politiques au poil chatouilleux, qui ont tendance à confondre autorité et autoritarisme, et des militaires qui en ont ras le képi (ou la casquette, ou le béret, ou tout autre couvre-chef réglementaire) de servir de paillasson aux décideurs précités, sont préjudiciables à tous et particulièrement à la bonne entente qui doit régner entre ces deux piliers essentiels de la République ? Souhaitons ardemment (et même, au train où vont les choses, hardiment…), en cette veille de Fête Nationale, que la raison et le sang-froid finiront par l’emporter sur les vociférations épidermiques, les coups bas, la méfiance et le ressentiment. Bref, le modeste citoyen qui écrit dans ces pages aimerait qu’on en termine une bonne fois pour toutes avec ce cirque grotesque et que nous puissions (re)commencer à regarder tous ensemble vers la même direction. C’est mon vœu (pieux, sans doute) du moment.
À côté de ce tumulte, un autre débat, infiniment plus confidentiel, parfois viril, mais toujours digne et respectueux de l’autre (à bon entendeur…), s’est tenu cette semaine. Objet des discussions : la pertinence du concept clausewitzien de centre de gravité (CDG) dans les opérations de stabilisation actuelle.
Tentons ici de résumer les interrogations, les pistes et les réponses (lorsqu’il y en a, ce qui est loin d’être toujours le cas, nous le verrons) qui ont émergé de ces échanges.
Le CDG est un excellent concept permettant de conduire une guerre sur le plan stratégique, il semble y avoir consensus sur ce point. Le problème principal vient justement de ce que les opérations où nos forces sont engagées, au lointain ou à l’avant, ne sont pas clairement définies comme des « guerres », avec les conséquences qu’entraîne cette absence de qualification ferme : soit parce qu’elles n’en sont pas réellement (opérations de type peace-quelque chose), soit qu’elles le soient sur le terrain sans que cette réalité lointaine ne parvienne jusqu’à nous (citoyens et décideurs politiques), nous empêchant de prendre les décisions adéquates. Bref, nous engageons nos armées dans des situations qui, dans nos esprits, sortent du cadre clausewitzien habituel, familier de nos réflexions stratégiques. Puisque nous ne sommes pas en guerre, comment penser avec les schémas de la guerre ?
La guerre suppose, très schématiquement, outre un ou des ennemis, avant tout une fin, un objectif à réaliser qui conclura cet état politique et social particulier dans lequel le pays se place en choisissant d’utiliser la violence pour l’atteindre. Cette mission qu’il convient de finaliser pour sortir de l’état de guerre doit être clairement définie, tangible, son succès (ou son échec d’ailleurs) pouvant être accepté par tous les acteurs en conflit. Et c’est sans doute là que le bât blesse : dans cette absence de définition claire de l’EFR qui atténue voire empêche l’emploi du CDG.
Car, si la nature de la guerre est toujours identique, sa grammaire actuelle doit être encore décryptée et, surtout, diffusée et comprise par tous les décideurs et intervenants. Tâche difficile, en particulier lorsque les opinions publiques refusent les sacrifices nécessaires à la menée de la guerre, elle-même de plus en plus conduite dans un cadre juridique complexe et multinational qui mérite, lui aussi, certaines clarifications[i].
Bref, à l’interrogation initiale, le CDG reste-t-il pertinent, je tente une réponse, toute provisoire et incertaine soit-elle : oui, pour conduire une guerre sur le plan stratégique, dans la pleine et entière acceptation du terme, le concept est à même d’apporter une aide précieuse aux décideurs. Et cela est vrai, me semble-t-il, quel que soit le type de conflit (asymétrique, contre-insurrectionnel, etc.). Ce n’est pas la seule méthode de raisonnement, mais c’en est une qui, bien comprise et bien utilisée, peut fonctionner efficacement.
À l’inverse, si nous refusons (pour des raisons X ou Y, certaines bonnes et d’autres moins) l’état de guerre et ses exigences lorsque nous déployons nos forces, comment diable pourrions-nous appliquer les concepts qui nous permettent habituellement de la conduire ? Pour prendre deux exemples donnés par Olivier Kempf, si nous fixons à notre intervention un but nébuleux (du type Safe And Secure Environment) ou qui se résume à une date butoir (Date Finale de Mission utilisée par l’UE), à l’évidence le CDG devient, sinon caduc, du moins difficilement pertinent…
Alors que faire ? Placer le CDG sous cocon jusqu’à la prochaine « vraie guerre » ? Changer notre perception des opérations de stabilisations actuelles pour leur donner une vraie amplitude politique plus conforme à la vision clausewitzienne ? Inventer de nouvelles méthodes de conduite spécifiquement dédiées à ces opérations particulières ? Autre chose ?
Franchement, je l’ignore.
Par contre, je suis certain d’au moins une chose : ce n’est pas en mettant des muselières, en posant des baillons, en garrotant les « mal-pensants », en obligeant tout le monde à s’agenouiller révérencieusement devant je ne sais quelle vérité intangible que l’on fera avancer les choses.
Que mille débats s’épanouissent, saperlipopette !
[i] Sur cette problématique particulière, lire l’article de Brice Gaudin, « Pour un droit opérationnel incontestable », paru dans la revue Défense nationale et sécurité collective de juin 2008.