Ce deuxième titre va traquer le signifiant visuel, dans ces dépôts que l'océan abandonne sur certaines plages de l'île d'Oléron : " L'océan nous laisse du lisible tout au long de son littoral ". Dominique Meens a toujours opéré au plus près des choses, en se rendant au besoin en Finlande, ou en Équateur. Chez lui, tout est constaté, enregistré, exact, (certaines notes ont pu renvoyer sur internet à des captures de chants d'oiseaux pris dans leur environnement naturel, vaguelettes ou vent inclus)*. Dans L'Île Lisible, ce seront des photos qui viendront valider ses dires, comme autant de pages d'une autre écriture, de signes pareillement encadrés : " La plage de sable est une page et son buvard ". " Ni la langue ni l'écriture qui s'y appliquera [...] n'ont vocation à communiquer ". On s'avise que les pages de texte apparaissent alors comme une entreprise de décadrage, de décentrement de l'écriture.
On sait que notre auteur " résiste un peu ". Il s'en explique : " Ce que nous cherchons, c'est à mettre en péril l'ouvrage que nous présentons ". De manière moins théorique, comme s'il se retournait de temps en temps sur un lecteur qui aurait du mal à suivre : " Le promeneur ne doutait pas de s'être engagé de sorte à n'être pas suivi ". Ou, constate-t-il, dans une formulation plus politique : " inadéquation complète du programme au regard de la commande sociale. " Tout cela nous le voyons bien ne va pas sans humour. Notre auteur n'hésite donc pas à éprouver son lecteur. C'est façon de jouer un peu avec lui, histoire de l'aguerrir, le préparer à une expérience de lecture qui exige tout de même un peu d'endurance. L'amener là où il désire le conduire, dans d'autres territoires de la perception, de nouveaux espaces littéraires, dont cette recherche du signifiant est la métaphore. Qu'on se le dise, nous sommes loin ici du tout venant littéraire : " Je désapprouve la plupart des livres que je consulte. " Ainsi le lisible ordinaire, insupportable et qui ne dit plus rien, est devenu d'évidence illisible, quand la recherche du signifiant, d'un autre type d'expression ramassée ici dans l'image/concept d'île lisible, vaut comme seule expérience de lisibilité acceptable.
On pourrait parler de livre contre. Auquel s'affronter. Qui dicterait au lecteur, au-delà d'une sollicitation extraordinaire de tous ses sens, de ses facultés sensibles et intellectuelles, un engagement de tout l'être, presque une disposition physique, un entraînement. Comme tout sport pratiqué avec assiduité, comme tout effort prolongé, il apportera son lot de récompenses et de fameux lauriers. On aura compris qu'un livre de Meens ne s'ouvre pas (ne serait-ce afin que le titre toujours (im)pertinent et percutant diffuse suffisamment sa part de promesses) n'est pas et ne se lit pas comme les autres livres.
C'est que notre gaillard a l'érudition solide, large et facétieuse. Arpente des zones " entre langue et lagune. " Ne s'en tient pas à de confortables parages. Chacun de ses livres toujours convoque plusieurs genres. Un vrai " bric-à-brac ", écrivit-il un jour. Une espèce de boîte à outils sophistiquée et vaguement délirante pour interroger le monde et ses apparences.
Ici, nous aurons ainsi affaire à des digressions ou des " gloses ", à des discussions avec ses compères habituels - sorte de confrérie imaginaire constituée entre autres d'un critique et d'un traducteur -, des traductions impeccables de poèmes ou d'un passage conséquent du Prométhée de Shelley, des lettres, des commentaires de lecture, des citations, une pièce/poème de théâtre justement nommée Sabotage Théâtre/Sabotiert Gedicht, en fait ce qu'il reste du théâtre et de ce qu'on appelait une pièce avant que ne soit dynamité, dynamisé et restauré le genre. L'auteur comme toujours rebâtit et refonde un certain classicisme.
Lister les genres en présence, par ailleurs fondus ou méconnaissables, si revisités et revivifiés, ne servirait de rien. De même l'éclectisme et la variété des sujets traités décourage-t-elle toute recension. Tout au plus peut-on noter une structure éprouvée, identique aux Langues ocelles. Et, qui apportent une cohésion souterraine à l'ensemble, les nombreux ricochets, les entrelacs, les références en chaîne, les éclairages politiques qu'il serait bon de méditer en ces temps si troublés. Mais il n'en demeure pas moins qu'il est impossible de rendre compte d'un livre pareil. Au cours de sa lecture nous aurons bouleversé les rayons de notre bibliothèque à la recherche du séminaire XVIII de Lacan ou du passage des Chants de Maldoror consacré " au vieil océan ", repris Pinget ou Baudelaire, plongé dans le dictionnaire, bref pratiqué une belle gymnastique et ri de bon cœur. Aussi, quant à nous, nous avons beau regarder scrupuleusement alentour, disposerions-nous des capacités cervicales des hiboux chers à l'auteur, il n'est pas d'autre écrivain aussi complet, et si complètement à part.
Paul Darbaud
Dominique Meens, L'Île lisible, P.O.L, 2018, 304 pages, 22€
*Pour qui voudra juger de l'étendue de la palette sonore de Dominique Meens, des multiples prolongements de ses travaux vers les médias sonores et visuels, sous la forme de photos, vidéos, opéras et chansons en compagnie de Francis Gorgé, d'émissions radiophoniques... on se reportera avec profit sur le site assezvu.com
Voir aussi sur le site de l'éditeur P.O.L