" À dix-huit ans, quand il fut mobilisé, il vit dans la guerre un piège qu'on lui tendait pour l'induire en tentation. Il se serait bien tiré une balle dans le pied s'il n'avait pas été presque certain de revenir, au bout de quelques mois, vierge de toute souillure. Il avait une ferme confiance en son pouvoir de résister au mal ; c'était là quelque chose qu'il avait hérité de son grand-père, comme il en avait hérité le visage. Il pensait que, si le gouvernement ne le relâchait pas au bout de quatre mois, il s'en irait quand même. À cette époque, alors qu'il avait dix-huit ans, il avait l'intention de ne leur donner que quatre mois. Il fut absent quatre ans pendant lesquels il ne revint jamais, même en permission, pour une courte visite. Quand il partit pour le régiment, il n'emporta d' Eastrod que sa Bible noire et une paire de lunettes à monture d'argent qui lui venait de sa mère. Il avait été à une école communale où il avait appris à lire et à écrire, mais où il avait appris également que c'étaient là des choses dont il valait mieux s'abstenir. Il ne lisait plus que la Bible, et il ne la lisait pas souvent, mais, quand il le faisait, il mettait les lunettes de sa mère...
L'armée lui fit faire la moitié du tour du monde puis l'oublia. Il fut blessé; et on se souvint de lui juste le temps de lui sortir son shrapnel de la poitrine. On lui dit qu'on l'avait extrait mais on ne lui montra jamais, et parfois il le sentait, encore tout rouillé et qui l'empoisonnait. Et puis, on l'envoya dans un autre désert. Il eut tout le temps d'étudier son âme à loisir et de s'assurer qu'il n'en avait pas. Quand il en fut fermement convaincu, il comprit que c'était une chose qu'il avait toujours sue. Toute sa misère venait du mal du pays, et Jésus n'y était pour rien. Quand, finalement, l'armée le rendit à la vie civile, il se plut à penser qu'il avait échappé à la corruption. Il n'avait plus qu'une ambition : rentrer à Eastrod, Tennessee. La Bible noire et les lunettes de sa mère étaient encore au fond de sa musette. Il ne lisait plus du tout maintenant, mais il gardait la Bible parce qu'elle venait de chez lui. Il gardait les lunettes pour le jour où sa vue baisserait..."
Flannery O'Connor : extrait de :" La sagesse dans le sang", Gallimard, 1959