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Jean Bofane : La belle de Casa

Par Gangoueus @lareus
Source Wikimedia Commons Ji-Elle
Il m'a été dit que le nouveau roman de Bofane n’était pas terrible et qu’il y manquait quelque chose. Et j’avoue qu'avec la couverture peu engageante, je me suis laissé berner par ses sirènes. Alors, inconsciemment, on ne place pas le livre de l'auteur concerné dans ses priorités de lecture. Et pourtant… Et pourtant… On ne devrait se fier qu’à son instinct en se disant que c’est le « pire » vieux balle de la place et qu’il cartonne toujours en salle de tir...
Bref, si je commençais par dire que c’est un roman mobutiste, ça va râler sous les chaumières. Et en rigolant un peu, vu que dans le contexte actuel, beaucoup sont nostalgiques de l’époque du grand léopard qui régnait sans partage sur le Zaïre, il est intéressant de constater que l’intrigue de La Belle de Casa se passe au Maroc. Pays où est venu s’échouer l’aigle de Kawele : Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu Wa Za Banga, maréchal. Pays où le despote congolais est mort. Sa femme Boby Ladawa y réside encore. Le personnage central du roman se nomme Sese Seko Tshimanga, fils d’un fonctionnaire luba (ethnie du sud de la RDC) fasciné par Mobutu.
Il y a deux figures centrales analysées dans ce roman. Une certaine idée de la femme marocaine et le profil du migrant clandestin au bout du Maghreb. Ichrak et Sese Seko

Ichrak, la Belle de Casa

Elle est trouvée assassinée, la carotide tranchée, au bas de son immeuble. Tout le roman est construit comme une sorte d’enquête pour comprendre les raisons de ce meurtre. Son corps est découvert par Sese Seko. Ce dernier était devenu un ami avec laquelle la belle de ce quartier faisait de petites affaires frauduleuses en ligne. Ichrak est la belle de Casa. Une sorte de femme fatale sortie d’un épisode des Mille et une nuits. Une femme libre, à la parole cinglante. Délaissant l’enquête policière, Bofane prend le temps de raconter cette femme, sa vie, ses attentes. Elle est la fille d’une femme qui comme elle, a laissé son empreinte dans le quartier et sur les hommes qui l’ont approchée. Ichrak est une femme fatale. Au Congo, on la désignerait par le terme de ndumba si cher à Henri Lopes et que Bofane comprendra très bien en lisant cette chronique. Comprendre cette femme, comprendre sa mort, c’est comprendre la société patriarcale dans laquelle elle évolue. J’ai particulièrement aimé la tendresse avec laquelle Bofane croque ce personnage. Libre et insouciante, elle est en quête d’un inconnu. Son père. Nous sommes là confrontés à une enquête dans l’enquête. Car le tabou sur le père renvoie au silence qu’impose certains actes sur la destinée de quelques individus. La liberté d’être a un prix qu’on ne mesure pas assez. C’est l’une des très grandes forces de ce roman de porter un regard aigre doux sur cette société casablancaise, ses femmes, ses hommes, ses migrants.

Sese Seko, le migrant

C’est le portrait du migrant idéal. Enfin dis comme cela, après lecture, peut-être m’accuserez-vous de fournir là un  point de vue hautain et dédaigneux. Je parle avant tout de sa capacité de se fondre dans la masse, de faire corps avec les lieux par lesquels il passe. Sese Seko a été débarqué au large du Maroc alors qu’un sardinier lui promettait un voyage jusqu’à Deauville. Mais l’homme a de la ressource. Il a le sens de la débrouillardise des personnages de Bofane. Celio Mathématik. Isoo-Kanga. Le système « D » est une seconde et la déprime n’est à l’ordre du jour. Par lui, le lecteur a accès à trois mondes. Celui d’Ichrak avec laquelle il organise des combines foireuses. Celui de Dramé et des réseaux de migrants. Trafic en tout genre avec un objectif atteindre l’eldorado. Celui de Mokhtar Daoudi. Car, c’est un peu un indic, ce Sese Seko. Et Mokhtar incarne les forces de l’ordre de tout ce qu’elles peuvent incarner de positif et de ténébreux. Sese Seko est donc le narrateur, le témoin, le suspect.

Mon point de vue

Je savais Bofane capable de descriptions remarquables. Je le savais capable de documenter avec minutie des sujets qui ne sont pas au coeur de son parcours personnel : Les mathématiques et la physique dans Mathématiques congolaises, les jeux électroniques dans Congo Inc. Ici, il réussit avec maestria cet exercice. La première impression que j’aie en terminant, c’est de ressentir Casablanca. Et je serai très heureux d’avoir le perception d’un marocain ou plus précisément d’un casablancais. Il nous fait vivre l’ambiance des quartiers populaires où migrants et marocains cohabitent. Ils nous offrent beaucoup moins violents que les retours récurrents sur les subsahariens pris en otage par l’impasse que constitue le royaume chérifien pour ces aventuriers. Bofane soutient son propos avec une intertextualité qui n’est pas neutre : Assia Djebar, Kaouthar Harchi (À l’origine notre père obscurds) ne sont pas citées pour faire joli. L’invitation à découvrir les romans évoqués est engageante. Et puis, le vieux père se fait plaisir. Bofane me comprendra, mais les références à Booba sont quand même techniquement très relevées. C’est tellement frais. Ou encore la poésie à deux balles de Sese Seko pour aborder Ichrak, c’est de la tuerie, de la bombe bébé. Serrer la petite. Il faut juste lire l’affaire, c’est mortel. Rien que d’écrire sur le sujet, je suis plié de rires, c’st trop fun !
Alterner entre le doux et le dur, c’est tout l’art de Bofane, sans jugement. Quand vous aurez découvert la tragédie de Zaharia, mère d’Ichrak (la lumière à près les ténèbres), vous ne pourrez que comprendre ce que je veux. Il y a deux scènes mémorables qui vous restent à l’esprit longtemps après la lecture. Coup de coeur pour ce début d’année du même niveau de Colson Whitehead. Bonne lecture.
In Koli Jean Bofane, La belle de Casa
Editions Actes, 204 pages, première parution en 2018

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