Ce n’est pas parce que Roma est honoré de trois oscars qu'il est un de mes coups de coeur.
À Mexico, dans les années 1970, une famille de classe moyenne plutôt bourgeoise vit confortablement dans une maison paisible. Moult péripéties viennent bouleverser leur quotidien, à commencer par le départ du père, puis par la grossesse de Cléo, la jeune domestique. Au-delà d’une simple chronique familiale avec pour prétexte la description de son enfance, Alfonso Cuarón dépeint toute une société dans ce film néanmoins intimiste.
J’ai découvert Roma alors que j’étais dans le pays où il a été tourné et ce film a été un choc.
D’abord parce que c’est une autobiographie, ce qui est plutôt rare au cinéma. On a l'habitude des biopics mais pas d'un tel témoignage, qui célèbre une personne de condition modeste, en l'occurence Cléo, qui est le personnage principal, et qui a été la nounou du réalisateur et de ses trois frères et soeurs, et qui vit encore avec sa mère aujourd'hui.
Il a demandé à cette femme, Liboria Rodriguez, d'être conseiller sur le film, ce qui garantit son authenticité. Elle lui a décrit dans les moindres détails sa routine quotidienne d'alors, mais aussi sa vie sociale en dehors du cercle familial (et dont il n'avait jusque là aucune conscience).
Alfonso Cuarón a fait preuve de beaucoup d’honnêteté, sans occulter les mauvais cotés de son enfance et de l'histoire de son pays que l'on voit défiler en filigrane.
Mais Roma est autant une déclaration d'amour au quartier (qui porte ce nom là) où vivait sa famille et à son pays dont il montre des paysages variés et dont il révèle au grand public des aspects assez sombres de son passé récent, comme le massacre de Corpus Christi à Nuevo Leon, où des milices payées par l’Etat ont mis un terme par la force à des manifestations étudiantes néanmoins pacifiques.
Avoir choisi de tourner en noir et blanc est un parti-pris artistique qui permet d'installer le contexte historique des années 70. Il était bien entendu essentiel de tourner dans un décor reconstitué à l'identique, avec les meubles de sa famille et ses propres jouets. Une zone d'ombre me trouble à ce propos, mais cela n'a qu'une importance relative.
J'avais remarqué pendant la projection une plaque indiquant l'adresse (comme le film n'est accessible que sur Netflix il est aisé de faire un arrêt sur image) que j'avais relevée, Tepeji 21, Roma Sur.
La première fois que j'ai vu Roma (je l'ai révisionné ensuite) je ne savais rien des récompenses que le réalisateur avait ou allait recevoir et je n'ai subi aucune influence, si ce n'est de saisir particulièrement ce qu'il avait voulu faire parce que je vivais dans son pays.Le voir plusieurs fois permet d'apprécier les différents niveaux de lecture. Les événements traversés par les personnages sont représentatifs de l'époque comme du contexte socio-économico-politique du pays à l'aube des années 70. Tout est juste, y compris les aléas climatiques (comme le tremblement de terre, un orage violent, un incendie). Le film est riche de détails qui semblent anodins et qui sont pourtant très caractéristiques du pays et de l’époque, jusqu'aux plats, comme la coupe de fraises à la crème, l'eau que l'on consomme en bonbonnes ou une boisson comme le pulque. L'intérêt du petit garçon pour la télévision, et plus tard pour le cinéma, est signifié par plusieurs références. Les personnages regardent à la télévision des programmes de l'époque, comme cet homme qui tire une voiture avec ses dents. Il a tenu à citer La Grande vadrouille parce que c'est un film célèbre, qui était alors effectivement programmé dans les salles, et à montrer des scènes de science-fiction (n'oublions pas qu'il est le réalisateur de Gravity). Quand cela a du sens, les dialogues sont en mistèque, témoignant de la permanence des langues régionales et du lien, d'ailleurs toujours actuel, entre les questions raciales et sociales.
Alfonso Cuarón décrypte la condition de la femme à cette époque au Mexique, alors que la contraception était peu pratiquée, que la femme d'un milieu social aisé ne travaillait pas à l'extérieur et que la notion de famille est essentielle (elle l'est encore de nos jours), une famille au sens large, autour de la grand-mère qui est très présente, des deux bonnes, et dans une moindre mesure du chauffeur.
Le spectateur a pleinement conscience des rapports de classes et de sexe dans une société mexicaine patriarcale et machiste depuis des générations. Les femmes assurent les tâches quotidiennes, l’éducation des enfants, la cohésion du foyer tandis que les hommes, fuient leurs responsabilités et les quittent à la première occasion. Cléo est abandonnée par Firmin quand elle lui annonce qu'elle pense être enceinte. Sofia est anéanti par le départ de son mari, soit disant contraint pour raison professionnelle de voyager au Québec. Elles doivent se serrer les coudes pour maintenir la cohésion de cette structure familiale. Nous sommes toujours seules, dira Sofia.
Le cinéaste s’intéresse aussi aux différentes strates sociales qui composent la société mexicaine. Dans le périmètre des villas bourgeoises, on trouve en fond de cour les annexes où vivent les domestiques mixtèques, issues des régions les plus pauvres du pays, et, à peine beaucoup plus loin des bidonvilles où s’entassent les plus miséreux. C'est encore en partie vrai aujourd'hui.
Ce qui rend le film le plus touchant c'est de constater l'évolution du personnage de Cléo qui, tout en subissant son destin, parvient à être intégrée totalement au sein de la famille où elle travaille. Néanmoins on est loin du documentaire, et c'est un des atouts de ce film qui a été réfléchi pendant une période de quinze ans avant de voir le jour.
Le résultat oscille entre l'intime et le spectaculaire, avec une alternance de séquences tournées en intérieur et de larges plans en décor naturel. Chaque plan est soigneusement élaboré, avec des rapports très réfléchis entre ombre et lumière, faisant de Roma une oeuvre éminemment artistique. Le groupe qui compose l'image retenue pour l'affiche aurait pu avoir été composé par un sculpteur comme Rodin.
On remarque à quatre reprises la traversée d'un avion dans le ciel, filmé d'abord en reflet dans une flaque d'eau, métaphore de l’étranger et de l’altérité, signe perceptible d'une modernité qui bientôt annoncera des jours nouveaux ou de la possibilité de voyager dans d’autres pays plus égalitaires.
Plusieurs scènes resteront dans les mémoires. A commencer par le très long premier plan-séquence, déroulant le générique en surimpression sur le carrelage de l’entrée en train d'être lavé à grande eau par Cléo. On pense à un rivage, alors que l’eau noircit les lettres composant le titre du film, annonçant la catastrophe qui sera évitée de justesse à la fin du film. Comme encore maintenant dans de nombreuses maisons au Mexique, l'endroit fait office de garage. La voiture est importante dans ce pays et a presque un statut à part. Elle est américaine, de grosse cylindrée, ou robuste comme la coccinelle de Wolswagen (souvent la seule capable de monter les pentes abruptes de nombreuses villes).
Un chien aboie au loin. C’est Borras qui va tenir un rôle signifiant. Là encore cela semble anodin et pourtant beaucoup de familles mexicaines ont un animal domestique de grande taille, qui s’ébat dans une cour aux dimensions réduites et qui sème ses crottes là où il peut alors qu’en France les propriétaires sortent leurs chiens deux fois par jour. La querelle autour du nettoyage et les reproches à propos des crottes est donc loin d’être anecdotique.
La fille est jeune. C’est Cléo. Des oiseaux en cage apportent une note d’exotisme. Mais là encore on verra que chacun à sa manière est encagé. La jeune fille est au service de tout le monde et ne se ménage pas. Manita, Manita ! Les appels sont pressants. Elle s’efforce de satisfaire chacun, faisant parfois deux choses à la fois, sans jamais se plaindre. Elle sert à table, va chercher les enfants à l’école, fait la lessive sur le toit-terrasse de la maison. Active du matin au soir et cependant considérée comme un membre de la famille ... un peu comme les mères européennes qui cumulaient toutes les fonctions.
Les enfants semblent pousser de manière naturelle, prenant toute la place disponible, auprès d’une grand-mère vieillissante, d’une mère peu disponible (absorbée par ses soucis) et des domestiques qui font tout ce qu’elles peuvent sans outrepasser leur fonction. On sent néanmoins combien Cléo est l'âme de la maison, celle qui veille ...
Les enfants miment sur le toit-terrasse une scène de meurtre vue dans le parc. Cléo arrête un moment le rinçage du linge, et entre dans leur jeu avec douceur : Me gusta estar muerta, (j'aime être morte) qui annonce des épisodes plus tragiques. Là encore il faut avoir conscience que le rapport à la mort est différent dans ce pays.
La bande son est elle aussi très soignée, alliant la musique régionale, des morceaux classiques (la Symphonie fantastique dans la scène très drôle où le père rentre au millimètre près son énorme Ford Galaxy noire dont le logo remplit pleinement le cadre), des comptines et des chansons devenues traditionnelles (Corazon de melon, pour lancer une farandole) et de la variété internationale (on reconnait le très beau I Don't Know How to Love Him de l'opéra rock Jésus-Christ Superstar sur le tourne disques le soir du Réveillon, Mammy Blue, Le temps des fleurs, El corazon es un gitano de Nicola Di Bari) sans oublier les ambiances et les cris d'animaux (feu d'artifices, appels de l’affuteur de couteaux, aboiements, chants d'oiseaux ...).
Il faut enfin souligner la volonté audacieuse d’Alfonso Cuarón d’avoir produit lui-même son film et d'avoir privilégié Netflix pour la diffusion (même si une exploitation en salles est envisagée dans de nombreux pays) de manière à ce qu’il soit accessible à toutes les personnes (et elles sont encore très nombreuses aujourd’hui au Mexique) qui n’ont pas accès à des salles de cinéma, n’en déplaise à Steven Spielberg qui voudrait barrer la route aux oscars à ce mode de distribution. Par jalousie sans doute.
Disponible le 14 décembre sur Netflix, Lion d’or à la Mostra de Venise, un Golden Globe, plusieurs Oscars et autres récompenses