(Note de lecture), Emily Dickinson, Correspondance complète, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

Emily Dickinson, dix mille quatre cent quatre-vingt-dix fois

« Une lettre est toujours pour moi comme l’immortalité, car c’est l’esprit seul sans son ami le corps », écrit Emily Dickinson dans l’une des milliers de lettres qui viennent d’être publiées chez Ôrizons, sous le titre Correspondance complète, traduites par Françoise Delphy, qui lui avait consacré une biographie chez le même éditeur, Emily Dickinson poète, dans la poche du kangourou, et traduit les Poésies complètes chez Flammarion. Index et postface complètent ce livre monumental (1500 pages) qui a demandé des années de travail à Françoise Delphy.
Seul le dixième des lettres écrites par Emily Dickinson a  été retrouvé, elles figurent ici dans leur intégralité (10490 lettres), dans le choix très honnête de tout proposer, et pas seulement les lettres les plus extraordinaires. On ne sait pas si elles ont toutes été envoyées, on en a retrouvées dans les papiers de Dickinson, notamment des lettres au Maître (dont on ne connaît toujours pas l’identité, sans doute Charles Wodsworth ou plus sûrement Samuel Bowles d’après Françoise Delphy).
Quasiment toutes ont été envoyées d’Amherst, où vivait Dickinson et qu’elle a très peu quitté.
Écrire des lettres était son mode de communication préféré, elle s’y montre très affectueuse, curieuse de l’autre, en grande demande de nouvelles, ressentant fortement l’absence, aimant la vie. Elle a environ qautre-vingts correspondants, de très nombreuses amies d’enfance avec lesquelles les liens sont très forts. Elle écrit des lettres de toute beauté à son frère Austin auquel le lie une profonde complicité, sa famille est très importante pour elle, a conscience de ses particularités et la respecte profondément (notamment sur son rapport très orageux avec la religion, alors même que la Bible est l’un de ses livres de chevet, qui aura considérablement influencé sa poésie. Rares (puisqu’elles vivaient ensemble dans la maison d’Amherst) mais adorables lettres à sa sœur Vinnie, longues et superbes lettres à son frère Austin « ne crois pas que le ciel froncera les sourcils le jour où tu arriveras à la maison ! Il sourira et aura l’air heureux, et ce sera alors tout ensoleillé – et même s’il fronçait les sourcils au retour de son enfant, il est un autre ciel toujours beau et serein et il est un autre soleil, même s’il fait sombre ici – ne prête pas attention aux champs pleins de silence – ici est une petite forêt dont les feuilles restent vertes, ici est un jardin lumineux, que jamais le gel ne touche, dans ses fleurs qui ne peuvent se faner, j’entends l’abeille bourdonner, je t’en prie, mon frère, dans mon jardin, viens ! » (1851)
Le mariage ou le choix de la religion éloignèrent certaines amies tandis qu’elle se dirige vers la poésie, la réclusion, tout en cultivant des sentiments très intenses pour ses correspondants. Elle écrit, très tôt dans sa vie, à son amie Abiah Root, « Tu m’as demandé de venir te voir – je dois te parler de cela. Je te remercie Abiah mais je ne quitte pas la maison … si je devais jamais quitter la maison, ce qui est impossible. » Françoise Delphy pense que Dickinson souffrait d’une forte agoraphobie.
Les lettres à Susan dite Sue, son amie et sa belle-sœur, lettres très nombreuses, sont de vraies lettres d’amour, certaines très sensuelles, « s’il te plaît, Susie, sois de chair », tout comme les lettres à son dernier amour, partagé, le juge Otis Lord. Voilà qui va à l’encontre de l’image très éthérée qui est trop souvent encore aujourd’hui la sienne, mais il est vrai qu’elle répugne au toucher et est plus attirée par l’esprit que vers le corps : « Je suis constamment surprise que le Corps contienne l’Esprit – si ce dernier n’avait son rôle de maîtriser le premier cela serait insupportable » (1880). Parfois la lutte devait être féroce.
De nombreux poèmes émaillent cette correspondance, dont la réception est à peu de choses près nulle, mais elle ne doute pas.
Elle-même se sent proche d’Emily Brontë, s’intéresse assez peu aux écrivains qui lui sont contemporains.
Peu à peu, vers 1860, les célèbres grands tirets apparaissent, manière d’écrire, manière d’être, de respirer, cette présence haletante dont parle si bien son ami Higginson au retour d’une des rares visites à Amherst : «  …elle est venue vers moi avec deux lys qu’elle m’a mis dans la main d’un geste enfantin et d’une voix douce, effrayée, haletante d’enfant, a dit « en guise de présentation » - et a ajouté en un souffle : Pardonnez-moi si je suis effrayée ; Je ne vois jamais d’étranger et sais à peine ce que je dis … » et Higginson poursuit :  … Je n’ai jamais été avec quiconque qui m’épuise nerveusement à ce point. Sans me toucher, elle me vidait de ma substance. Je suis heureux de ne pas vivre auprès d’elle. » (1870)
Ailleurs il la traite auprès d’un autre correspondant de « Poétesse semi-fêlée d’Amherst » !
Les lettres des dernières années deviennent plus brèves, plus énigmatiques, plus douloureuses aussi. Tant de deuils de jeunes amies, de très jeunes enfants, dont son neveu très aimé Gilbert, de son père aussi, et plus tard de ses proches Samuel Bowles ou Otis Lord, après la mort duquel elle fera une très grave dépression. Ce sera le seul auquel elle écrira : « être couchée si près de ton désir – le toucher en passant… et tu me soulèverais et me reprendrais, n’est-ce pas, car c’est seulement là que je veux être ». Voilà qui devrait remettre les pendules à l’heure concernant notre soi-disant éthérée, elle, la plus intense et la plus brûlante.
Emily vit en recluse, n’envoie pas de photographie (il en existe deux d’elle) mais se décrit ainsi à Higginson : « … je suis petite comme le Roitelet, et mes Cheveux sont rebelles comme l’a Bogue du châtaignier , - et mes yeux comme le Sherry dans le Verre laissé par l’Invité – est-ce que cela fera l’affaire ? »
Des fragments manquent, des morceaux de lettres ont été découpés, mais ce qui reste est le plus souvent d’une beauté sidérante.
On peut s’étonner qu’un tel travail de traduction n’aie pas eu d’échos dans la presse. Mais les journaux passent, le Roitelet demeure : « chose Rare pour Gens Rares ».
Isabelle Baladine Howald

Emily Dickinson, Correspondance complète, éditions Orizons, 2018, 1514 p., 40€