Qu’est-ce qu’on peut raviver / d’un voyage - si peu – poussières
Il y a quelques années, Marcel Migozzi avait publié deux recueils respectivement intitulés « Juillet, voyages » (prix Jean Malrieu) et « D’autres étés, plus au sud », qui évoquaient ses errances en plein soleil dans la chaleur vibrante de la Méditerranée. Ici, dans cette mince plaquette, Marcel Migozzi, partant d’Irlande, s’aventure dans la grisaille des pays nordiques jusqu’aux glaciers de Norvège avant, via la Bulgarie et Venise, de retourner dans le village varois du Cannet où il réside, à quelques kilomètres de l’abbaye du Thoronet dont la beauté, bien plus sobre qu’austère, est un havre accueillant au terme du voyage. Les poèmes, courts et nerveux, comme écrits sur le vif pour saisir un paysage ou brosser un portrait ainsi que le ferait un croquis, décrivent sans complaisance des lieux érodés par le temps ou des touristes s’extasiant trop aisément d’une beauté trop arrangée pour être autre chose qu’une beauté factice, comme un masque posé sur les choses pour en cacher l’usure.
L’Irlande est ainsi présentée dans le premier poème du recueil, qui ressasse le passage du temps dans un camaïeu de gris :
Ile égrisée par le vent / bonjour ou vieux – c’est du pareil / au même temps / vieilli par les pluies et les mots / déjà traité en souvenirs / avant cet assombrissement du temps / vieux – plutôt que bonjour
Même Venise, décrite à rebours du pittoresque et du romantisme des images convenues, semble, dans ses ruelles désertées et ses ruines décrépites, une belle d’autrefois épuisée de solitude :
Le vaporetto longe des îlots – des ruines / s’abandonne à des murs / brique-rose d’autrefois
On ignore si l’immobilité de la mer / Donne au corps la dernière leçon
Si on s’avance au bord du quai – la barque / A une seule place / Attend / Qui a la forme du silence après / Qu’on a oublié d’exister
La boue accompagne les marches / Qui disparaisse sous les reflets des absents
L’unité de ton de cet opuscule, qui rassemble les impressions suscitées par les différents pays et villes visités, démontre, s’il était nécessaire, que le principal bagage du poète (qui voyage léger !) est son rapport au langage, qui façonne son rapport au monde. Et il n’est pas anodin que le recueil s’achève sur une double évocation de l’abbaye du Thoronet comme si elle était en fait l’aboutissement d’un périple qui prend tout son sens après le retour en ce lieu, à la fois quotidien et sacré, que sa beauté familière désigne comme le « lieu vrai » où la vie s’enroche, s’enracine et s’épanouit. Alors que les sections précédentes du recueil montraient des lieux envahis par la grisaille des poussières et des souvenirs, Le Thoronet est d’emblée présenté, dès le titre, comme « hors du temps ». Et c’est donc ici, en l’abbaye du Thoronet, à quelques kilomètres à peine du domicile du poète, que le lieu cesse d’être simplement un lieu géographique, situé dans le temps et l’espace :
Pierres muettes – voûtées – vous / gardez souvenir d’un temps / vu de l’âme – sans âge
L’abbaye résonne de voix et d’échos, qu’un concert (dans la section finale intitulée « Reliquaire d’échos ») éveille comme si le chant abolissait toutes les frontières et permettait, par la synesthésie, de susciter, à la limite de l’indicible, le sentiment d’une vie plus belle et les visions de cette altérité si ardemment convoitée dans les voyages où sourdait l’amertume d’une réalité décevante :
fermons les yeux / l’oreille devient cristallin / pour accueillir des visions
et voici le dernier silence / l’imprononçable / tu
Eric Eliès
Marcel Migozzi, Quelques parts de voyages, dessins d’Agnès Mader, Gros texte, 2018, 75 p., 7€.