Le sujet ne date pas de cette semaine, l'Académie française l'a remis au goût du jour en approuvant jeudi le rapport qui lui a été remis sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions. En écho à cette actualité, remontons le temps jusqu'en 1891. Une lettre de Marie-Louise Gagneur (1832-1902) à Jules Claretie, alors chancelier de l'Académie française, fait grand bruit. Un petit feuilleton pour nous conduire doucement, mais avec conscience, vers la Journée internationale des droits des femmes, le vendredi 8 mars.
Tribune
À Monsieur Jules Claretie, chancelier de l’Académie Française. Monsieur le chancelier, Permettez à un auteur, votre modeste confrère de la Société des Gens de Lettres, de s’adresser à vous pour appeler l’attention de l’Académie sur une lacune de la langue française ; car si j’ai dit « un auteur », c’est qu’il n’y a pas de mot français simple, « écrivain » n’ayant pas non plus de féminin pour désigner une femme qui écrit. Il y a longtemps cependant que les femmes écrivent. La Société des Gens de Lettres en compte quatre-vingt-neuf ; et un assez grand nombre se sont distinguées en cet art, dont le sexe masculin eût voulu peut-être se réserver le domaine pour lui seul, autrefois du moins ; car aujourd’hui il semble qu’une évolution de justice et d’égalité s’accomplisse en notre faveur. Longtemps hostile et railleur envers la femme désireuse de développer ses facultés et d’en trouver l’utile emploi, l’homme paraît se résigner à lui faire une place dans toutes les branches de l’activité intellectuelle : non seulement les écoles scientifiques et artistiques lui sont ouvertes, mais on fonde même pour elle des écoles spéciales où l’instruction secondaire lui est libéralement accordée. Ne pensez-vous pas que l’Académie française doive à son tour marcher dans cette voie de progrès, en féminisant un certain nombre de mots restés jusqu’à présent exclusivement masculins, tels que : auteur, écrivain, orateur, docteur, administrateur, sculpteur, partisan, témoin, confrère, et jusqu’à sauveur, comme si l’on n’eût jamais songé que la femme pouvait, elle aussi, remplir ce rôle de sauveur, alors que protéger, secourir, sauver, en un mot, est, au contraire, un besoin de son cœur, qui la pousse aux dévouements héroïques ? Il en est d’autres sans doute que j’oublie ; mais vous saurez y suppléer. Il suffira de mettre sous les yeux de l’Académie cette insuffisance de la langue française, plus arriérée sous ce rapport que la plupart des langues étrangères, pour obtenir cette réforme devenue aujourd’hui nécessaire. Je suis certaine, en tous cas, connaissant votre libéralisme et votre juste esprit, d’avoir déjà conquis votre suffrage. Agréez, monsieur le chancelier, l’assurance de mes sentiments les plus distingués et les plus sympathiques. M. -L. Gagneur. Le Figaro, 23 juillet 1891
Chronique
Figaro publie une lettre de Mme Gagneur à M. Jules Claretie en sa qualité de chancelier de l’Académie. On y lit : [Extrait de la « Tribune » ci-dessus.] Voilà une prétention de bas-bleu qui n’est pas mince. Voit-on l’Académie se réunissant tout exprès pour proclamer que Mme Gagneur est une écrivaine ! L’Univers, 24 juillet 1891
[Le texte de la « Tribune », dont lecture a été faite en séance à l’Académie française, est repris, sans autres commentaires, par de nombreux journaux dès le lendemain. Puis viennent des commentaires plus élaborés.]