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Comment envisager la mort de Pierrette Fleutiaux? Certes, elle avait 77 ans. Mais je l'avais toujours considérée comme une absolue contemporaine, ses ouvrages (à une exception près, que vous trouverez ici) m'avaient secoué et la femme qu'elle était me touchait par le souci qu'elle avait de dire vrai dans nos conversations. D'écrire, aussi, au sens le plus fort du mot, dans ses livres. Hommage à quelqu'un que je regretterai vraiment, à travers sept titres.
Nous sommes éternels (1990)
Pierrette Fleutiaux a le culot de s’attaquer à un des thèmes
les plus rebattus de la littérature : l’amour, toujours l’amour. Mais
celui qui unit Dan et Estelle, frère et sœur, a quelque chose de si fort qu’il
rejoint les plus vieux mythes et s’inscrit, comme le revendique le titre (Nous sommes éternels), dans l’éternité.
Audace aussi – et non maladresse, comme on pourrait le
penser en s’arrêtant là – qu’une première centaine de pages où Pierrette Fleutiaux
jette en pâture au lecteur quelques éléments disparates de son histoire. Devant
ceux-ci, on peut détourner le regard si on préfère s’appuyer sur un sol bien
ferme. Mais il suffit d’oser – la moindre des choses étant d’accepter de
partager une démarche qui n’est chaotique qu’en apparence – ramasser au passage
les fils qui traînent là pour s’apercevoir qu’un peu à la fois, c’est toute la
pelote qui vient. Il y a des nœuds dans cette pelote, mais le roman est là pour
les dénouer et pour, finalement, tout expliquer. Tout, sauf l’inexplicable qui
est probablement l’essentiel : pourquoi deux êtres peuvent avoir besoin l’un
de l’autre au point que le monde entier s’efface devant leur amour.
Par petites touches ou par grands mouvements, Pierrette
Fleutiaux fait avancer ses personnages dans leurs mystères. Ils ne possèdent
pas davantage de clés que nous. C’est pour cela que Nous sommes éternels est un roman passionnant : il donne tant
d’épaisseur aux années qui passent que le temps s’étire en effet à l’infini. Et
comme l’écrivain des miniatures qu’étaient ses premiers livres n’a pas renoncé
à « tenir » son écriture comme un chanteur tient une note, on va d’émerveillement
en émerveillement à travers des moments d’une intensité qui noue la gorge et
interdit de lâcher le roman dès lors qu’on en a accepté la manière.
Entretien
En écrivant Nous
sommes éternels, Pierrette Fleutiaux a fait un grand pas qui l’a soudain
éloignée de ses livres précédents, au moins dans la forme : elle avait
toujours envisagé ce qu’elle écrivait comme des nouvelles, même élargies, tandis
qu’elle a trouvé ici, au contraire, une respiration plus large en même temps
que le besoin de se laisser aller au fil d’un récit qui s’amplifiait au fur et
à mesure qu’il avançait. L’essai est transformé, et bien transformé. Il demande
néanmoins quelques explications.
Qu’est-ce qui vous a
décidé, tout à coup, à changer à ce point de dimension dans le récit ?
Je n’avais jamais osé.
C’est une question de maturité. Je n’ai plus peur de mille choses qui me faisaient
peur auparavant. Et j’ai l’impression d’être revenue à ce que j’aime vraiment :
les grands romans russes que je lisais quand j’étais enfant.
Comment vit-on l’écriture
quand on se donne cette liberté ?
C’est absolument
merveilleux ! Pour la première fois, je me suis donné un espace très vaste
dans lequel je pouvais laisser jouer tout ce que j’ai en moi. Je suppose que, jusque-là,
je me bridais.
Saviez-vous, en
commençant, que vous alliez vers un long roman ?
Non, je voulais écrire
un roman d’amour très court. Et j’ai à peine commencé que tout était là. Je
suppose que c’est tout un travail de l’inconscient qui s’est fait pendant des
années. Et je n’avais plus qu’à suivre le filon. Ça allait tout seul, tout
venait, tout était déjà inscrit, c’était extraordinaire !
Face à ce livre, on
ne peut que se dire qu’on y est pour longtemps dès qu’on le commence…
C’est ce que je
voulais. J’aime bien la littérature française, mais je trouve qu’elle n’est, le
plus souvent, faite que d’intelligence. Ça me plaît, mais j’ai besoin d’autre
chose : la sensibilité, l’inconscient, l’irrationnel…
Peut-on maîtriser un
roman de cette ampleur aussi bien que des textes plus brefs ?
Je ne peux pas
répondre à cette question. Elle ne s’est pas posée. J’ai travaillé trois ans en
écrivant tout ce qui me passait par la tête, mais avec le sentiment que tout
était déjà construit à l’intérieur. Je ne me suis pas demandé si ça m’échappait.
C’était tellement évident…
Mais comment mener à
la fois une vie professionnelle – puisque vous enseignez – et l’écriture d’un
livre comme celui-ci ?
Ce n’est pas un
problème. Quand quelque chose vous tient puissamment, vous pouvez l’oublier, vous
pouvez faire mille tâches, c’est là. Il suffit de trouver un moment pour y
revenir. Ce n’était pas un travail.
Quand même, n’avez-vous
pas craint d’effrayer le lecteur ?
Il me semble qu’il y a
beaucoup de gens qui aiment bien s’immerger dans un livre, qui ont besoin qu’on
ne leur donne pas trois miettes, mais vraiment quelque chose. Le livre standard,
180 pages bien léchées, non, je ne peux plus. J’ai envie qu’on sente les
risques pris, aussi. Ceci dit, on peut évidemment prendre des risques dans un
volume plus petit…
Sauvée ! (1993)
Il faut, peut-être, commencer par là : Pierrette
Fleutiaux a donné, depuis une vingtaine d’années – la durée est approximative –
quelques superbes recueils de nouvelles, cohérents, bâtis comme de solides
constructions, dignes de ses romans. Sauvée !
garde, sur le plan de la cohérence, bien des qualités. Mais il est moins
certain que chacun de ceux qui ont aimé les recueils précédents y trouve son
compte.
Comment dire les choses précisément sans se montrer excessif ?
Il y a, dans ces nouvelles, quelque chose de Kafka sans la capacité à faire
exister un univers qui, pour être inhabituel, posséderait quand même sa logique
propre. On a du mal à dire cela d’un auteur dont on a aimé les livres
précédents, et pour de multiples raisons. Mais, cette fois-ci, vraiment, cela
ne passe pas, rien ne permet de se connecter aux bizarreries dont nous parle Pierrette
Fleutiaux.
Tâchons d’en donner quand même une description sommaire, puisque
chaque lecteur a bien le droit de se faire sa propre opinion, fût-elle l’inverse
de la nôtre. Dans un mouvement de plus en plus ample, les premières nouvelles
étant les plus courtes et les suivantes s’allongent jusqu’à occuper, pour la
dernière, près de soixante pages, soit un tiers du recueil. Ce n’est pas
incohérent. La vie quotidienne, voilà la difficulté, dit un personnage qui n’en
finit pas de se débattre entre un trou dans lequel il monte et descend et une
surface qui, visiblement, n’est pas son monde. On rencontre des gens qui
creusent – « naturellement » –, d’autres qui cherchent, d’autres qui
ont peut-être trouvé mais ne le savent pas, et puis bien d’autres personnages
tous plus incongrus les uns que les autres, liés à un passé dont nous ne savons
rien et à une logique dont nous ignorons tout.
Peut-être est-il possible d’entrer dans ce monde. Peut-être…
Il faudrait alors faire de grands efforts pour tenter de partager avec
Pierrette Fleutiaux des thèmes dont on devine qu’ils ont habité, souterrainement,
tous ses autres livres, mais qui, dans ces cas-là, parvenaient à nous toucher
par une sorte d’émergence dans le réel, fût-il contaminé par le fantastique. Tandis
qu’ici, on a l’impression de contempler une altérité si fondamentale qu’elle
nous reste étrangère.
Il est possible que les dernières nouvelles, les plus
longues et les plus complexes – les plus hermétiques, dirons-nous –, aient
modifié la perception des premières. Car, il faut bien le dire, quelques
moments de bonheur avaient été fournis par des histoires généralement
incroyables et cependant toujours susceptibles d’ébranler notre rationalisme.
« Sauvée », la nouvelle qui donne son titre au recueil, est exemplaire :
il n’y a rien à sauver, seulement à comprendre et à sentir, pour le personnage
qui se sent agressé par des bruits extérieurs paraissant ne plus appartenir à
son univers, ou à sa génération. Car elle fut jeune, elle aussi, elle a fait du
bruit la nuit, comment peut-elle ne pas s’en souvenir ? C’est au moment où
elle recommencera à supporter les bruits des autres, comme s’ils étaient les
siens, qu’elle se sentira sauvée…
Pierrette Fleutiaux, décidément, ne fait rien mieux que
décrire des situations réalistes en leur donnant une interprétation étrange, même
si celle-ci doit rester provisoire. Si c’est à cela qu’elle s’est tenue dans
toutes les nouvelles, nous ne l’avons pas compris. C’est comme si trop de
sophistication, ou trop de construction, nuisait inévitablement à son propos…
Il n’en reste pas moins que cet écrivain a bien des choses à
nous dire et qu’il ne faut surtout pas renoncer à attendre son prochain livre.
Allons-nous être heureux ? (1995)
Pierrette Fleutiaux est une magicienne de l’écriture. La
preuve : essayez toujours de résumer Allons-nous
être heureux ?, son dernier roman, et d’y intéresser ainsi un lecteur
potentiel. Celui-ci vous rira au nez et se tournera vers des livres dont l’histoire
lui paraît d’emblée moins banale, plus inattendue. Et pourtant, si on essaie de
communiquer le bonheur qu’on éprouve à être dans un livre comme celui-ci, à
découvrir les méandres d’existences parallèles, à vivre de l’intérieur les
aventures de deux enfants puis de deux jeunes gens, et des familles qui les entourent,
on a une chance de convaincre. Parce qu’un souffle anime ces pages et leur
permet d’être rien moins que banales.
Acceptons donc d’être intrigué par ce premier paragraphe :
« Au bord de l’Hudson, dans le parc
de Riverside Drive, au pied du monument aux héros des guerres américaines, à
New York, Amérique, un petit garçon joue au ballon. » Voilà un
personnage, un début de décor. Quelques pages plus loin, au début du deuxième
chapitre, débarque l’autre personnage principal : « Dans le même temps, à Miami, une petite fille est née. »
Ce sont les deux fils qui vont courir à travers tout le roman, deux êtres qui
vont grandir et se trouver – il ne s’agit pas de dévoiler ainsi le ressort
secret du livre, il est évident que Robin et Beauty, puisque tels sont leurs
noms, doivent se rencontrer, Pierrette Fleutiaux n’essaie pas de construire un
improbable suspens autour de cette rencontre.
Robin veut être, comme il dit, « normal », ce qui
signifie pour lui être un véritable petit Américain. Accepter de se fondre dans
la masse pour être accepté par elle. Et, pour y parvenir, devenir un champion
de base-ball, par exemple. Avoir le bon accent. Demander à sa mère de ne pas
venir le chercher à la sortie de l’école, parce que sa mère n’a pas le bon
accent, elle est française. D’ailleurs, Robin est français, lui aussi, c’est la
nationalité qu’indique son passeport, et il a beau s’être choisi Batman pour
compagnon imaginaire de ses jeux, il reste un étranger, un « alien ».
Et, de cette situation, il voit moins les avantages dont bénéficie son père
quand il achète une voiture sans payer les taxes que les inconvénients : « Etre américain, apparemment cela ne
va pas de soi pour tous les petits garçons. Certains doivent d’abord cacher un
nom bizarre, corriger les fautes d’accent des parents, apprendre les noms de
tous les grands batteurs de base-ball, et mille autres difficultés, il y a là
largement de quoi occuper les ambitions d’une vie. »
Beauty ne connaît pas ce problème : « L’Amérique l’attendait, dès sa
naissance l’a prise sous son aile. » Tout n’est pas simple pour autant :
si elle porte ce prénom qui désigne une apparence parfaite, c’est pour
exorciser ce qu’il faut bien appeler sa laideur. Troisième fille d’un couple
qui aurait souhaité un garçon – et qui à cause de cela, n’avait pas pensé à un
prénom de fille avant sa naissance –, Beauty n’existe cependant que sous le
regard des autres. Sa grande intelligence, mesurée par le sacro-saint QI qui
établit une hiérarchie entre les individus, paraît ne lui servir à rien dans
ses études, et ne l’empêche pas de souffrir.
L’un partira pour la France, où il connaîtra d’autres
difficultés d’adaptation, celles d’un enfant éduqué ailleurs. L’autre, comme
portée par la prédestination inscrite dans son prénom, se découvrira belle et
deviendra un mannequin international, parcourant le monde qui s’offre à elle. Et
ces deux-là deviendront, on ne sait trop comment, grâce aux hasards de la vie, de
véritables complices, mais sans jamais savoir ce que réserve l’avenir.
Observons bien comment se déroule le roman : d’abord, au
début de la chronologie, l’auteur glisse quelques faits à venir, jetant un
regard vers le futur. Puis, insensiblement, au fur et à mesure que le temps
passe, ce sont des faits du passé qui complètent le tableau. Un basculement de
la perspective nous est imposé sans que nous en ayons d’abord conscience, mais
il restera toujours cet avenir qui échappe aux éclaircissements donnés par le
roman, cette zone encore obscure que le lecteur doit, s’il le veut, éclairer
lui-même pour la modeler selon ses désirs. Dans l’au-delà du livre, chacun est
libre de faire travailler son imagination. Ce ne sera possible qu’en fonction
des éléments déjà posés, et qui sont évidemment bien plus nombreux que les
quelques-uns rapidement résumés en quelques mots. Car, autour des deux
personnages principaux, tout un monde gravite, provisoirement retenu par l’attraction
des centres de systèmes planétaires représentés par ceux auxquels une
romancière a choisi de s’attacher…
Derrière les faits, derrière les êtres, c’est donc dans un
mouvement d’ensemble que nous percevons à la fois le tout et ses parties, inscrits
dans une vision globale qui nous réconcilie avec l’univers tout entier. C’est
une tentative d’explication du bonheur que donne ce roman, mais il en est
peut-être d’autres…
Des phrases courtes, ma chérie (2001)
Sept ans. Ou plutôt, deux fois sept ans : « Sept ans pour accompagner l’entrée
dans la vie de mon enfant, sept ans pour accompagner la sortie de la vie de ma
mère. » Et ce sont deux périodes d’une folle exigence, d’une
douloureuse patience, dont la seconde fait l’objet du nouveau livre de
Pierrette Fleutiaux, Des phrases courtes,
ma chérie. Un récit vrai, simple et d’autant plus poignant, d’où la
romancière n’a pas exclu une certaine pudeur, comme on le comprend dans les
pages intitulées : « Mon amie m’a dit… ».
Son amie Aurore lui avait dit, s’agissant de ces pages qui n’étaient
pas encore destinées à devenir un livre : « Il faut que tu mettes les noms… » Pour toucher les gens,
pour que le livre ait du succès. Mais ce n’est pas le but. Pour une fois, peut-être
qu’Aurore n’a rien compris. Donc, pas de noms. La vérité, pourtant.
Le père est mort, la mère a vieilli, bien d’abord, moins
bien ensuite. C’est le cours des choses, que les enfants se refusent à voir en
face, jusqu’au moment où se présente un mur d’incompréhension, quelle que soit
la bonne volonté : « Nous
voulions des solutions, ma mère voulait de la discussion, c’est-à-dire être
avec nous. Pour nous, il s’agissait de régler un problème, pour elle il s’agissait
d’en parler. »
Et quelle solution au problème, sinon le meilleur endroit
pour finir de vieillir ? C’est-à-dire mourir – un mot qu’on ne prononcera
pas avant qu’il soit trop tard. Donc, une maison de retraite qui ne ressemble
pas trop à un cul-de-sac de l’existence, où la mère peut encore être elle-même,
dans une certaine mesure. Dans une certaine mesure seulement, et de plus en
plus étroite la mesure, au fil de forces déclinant. Alors, la mère devient l’enfant
de sa fille (de son fils aussi, dans un rapport différent puisqu’il est médecin
et que son rôle est de rassurer scientifiquement).
L’inversion des rôles pourrait se faire sans s’en rendre
compte. Pas ici : parfois, la narratrice qui se confond avec l’auteur a le
sentiment d’être un véritable bourreau pour sa mère. A quoi bon en effet la
secouer pour bouger, pour aller acheter une nouvelle robe ? A-t-elle
vraiment de cette robe ou s’agit-il seulement de susciter un mouvement synonyme
de vie « normale » ? Et puis, pourquoi une robe alors que pas un
instant la fille n’a pensé aux sous-vêtements ? Pourquoi encore un bijou
en cadeau alors que jamais la mère n’a voulu de cadeau inutile ?
Il y a une barrière, légère et transparente, certes, puisque
construite en cellophane, entre la mère et le monde. Une barrière susceptible d’étouffer
toute vie, quand même, et ce n’est pas rien. De voir se resserrer autour de la
mère un contexte étouffant donne envie à la fille de bouger à tout prix, histoire
de créer un appel d’air. Chaque détail compte : le coiffeur, le regard d’un
enfant, une conversation avec la vendeuse. Moments de soulagement pendant
lesquels il est si bon de croire que tout est resté immuable.
Pourtant, les doutes reviennent sans cesse. Et la vieillesse
de la mère renvoie à la fille, comme dans un miroir, son âge qui n’est plus
celui d’une jeune fille – sauf, précisément, dans les yeux de la mère.
Témoignage sensible, bien sûr, Des phrases courtes, ma chérie est en même temps tout autre chose. L’œuvre
d’un écrivain pour qui tout est matière à faire des phrases. Et qui revient sur
ses débuts, sous l’œil de la mère. « Dans
la famille, les femmes ont le don du mot et de la phrase », dit-elle. Dans
les rédactions, il fallait faire des phrases courtes et avoir une belle
écriture. Plus tard, les premiers livres seront reçus avec désespoir. Ecrire, certes,
mais l’imagination au service d’un certain exhibitionnisme, voilà qui est
dangereux. Malgré tout, un billet, un chèque, à chaque fois, comme à la bonne
écolière, en guise d’encouragement…
Alors, l’écriture continue, cette fois comme un hommage à un
lien indissoluble, qui perdure au-delà de la mort. Cette mort dont la fille ne
voulait pas entendre parler tandis que la mère, elle, avait le souci de régler
ses affaires terrestres avant d’en finir une fois pour toutes avec elles.
La mère de Pierrette Fleutiaux deviendra celle de tous les
lecteurs du récit qu’elle vient de publier. Dans la même douleur, avec la même
compassion.
Histoire du gouffre et de la lunette (réédition, 2003)
De ses premiers livres (celui-ci est le deuxième, paru en
1976), Fleutiaux dit maintenant : « J’aimerais
revenir à ce type de vision et d’écriture, mais je ne pense pas que je le
puisse. » Il y a ici, comme dans son premier roman (Histoire de la chauve-souris) et celui
qui a suivi (Histoire du tableau), des
visions singulières du réel, que l’on a classées dans le registre du
fantastique. Appellation commode pour des fables grinçantes plaquées sur des
peurs à partir desquelles Fleutiaux propose de pures interprétations
littéraires. C’est un guetteur avec sa lunette sophistiquée qui lui fait voir
des choses que personne d’autre ne discerne. Ce sont les excroissances (des
toiles ?) qu’un être indéterminé tente de ranger dans sa nouvelle
habitation, mais cela grandit sans cesse et personne n’en veut. Ou une mère qui
habite dans une maison si petite qu’on ne peut y entrer. Un florilège quotidien
et effrayant.
Les amants imparfaits (2005)
Pierrette Fleutiaux ouvre Les amants imparfaits d’un bref paragraphe énigmatique : « “Nous
ne parlerons pas de nos parents”, ont-ils dit. Ensemble. A moins que ce ne soit
Camille qui l’ait dit à Léo, ou encore Léo à Camille. » En dehors des
noms des deux personnages, cela ne nous dit pas grand-chose. Cela intrigue, bien
entendu. Pourquoi pas les parents ? et à qui parlent Léo et Camille ?
et où va-t-on ? La dernière question est valable à peu près pour tous les
romans, à l’exception de ceux qui nous livrent la fin dans la première phrase, ce
qui n’est pas le cas ici. La fin, ou ce que nous apprendrons à la fin, se
trouve curieusement résumée au dos du volume, dans un court texte qui semble se
moquer des lois élémentaires du suspense. Car tout roman creuse une énigme, et
celui-ci en particulier, qui en même temps paraît s’en délecter par son début
et l’ignorer par la quatrième de couverture. Voilà une approche inhabituelle, pour
le moins. Et qui correspond à un récit tout aussi inhabituel, où l’on va
creuser, en effet, une trouble fascination racontée par celui-là même qui la
subit après qu’il a été choisi par Léo et Camille, des jumeaux flamboyants et
effrayants.
Quand ils sont entrés dans la classe de Raphaël, ils avaient
six ans, trois de moins que le narrateur. Immédiatement, ils se sont dirigés
vers lui et l’ont ensuite accompagné pendant des années, le lien spontané s’étant
renforcé au fil du temps. Et Raphaël est devenu leur mémorialiste, chargé de
consigner les histoires que lui racontent les jumeaux. Vraies ou fausses, elles
témoignent d’une parfaite conscience de leur singularité. En totale symbiose, Léo
et Camille partagent tout, depuis longtemps et, semble-t-il, pour toujours. Il
est d’autant plus étonnant qu’une troisième personne soit entrée, par leur
volonté, dans leur intimité au point d’en vivre les étrangetés. Cela s’expliquera
plus tard, quand les derniers mystères seront éclaircis.
Pierrette Fleutiaux a écrit, avec ce roman, une sorte de
livre total, qui puise dans des matériaux d’une infinie richesse. La gémellité,
la fascination, l’amour, la vie et la mort en sont quelques-uns des ingrédients.
L’écriture elle-même, à laquelle se livre Raphaël comme à un exercice
cathartique, est interrogée de manière lancinante. Ses propriétés et ses
pouvoirs sont passés en revue, comme peut le faire un écrivain, c’est-à-dire en
considérant qu’il y a là une pulsation souterraine et vivante. L’auteur, par la
voix de Raphaël, donne au passage une belle définition de ce qu’est une phrase
d’écrivain : « C’est une phrase qui semble venir d’ailleurs,
qui s’énonce toute seule dans ta tête, avec un rythme qui te surprend toi-même,
et qui semble porter une expérience bien plus vaste que la tienne. »
De ces phrases, Les
amants imparfaits n’est pas avare. On y avance porté par un mouvement qui
ne cesse jamais et qui, pour ne pas aller en ligne droite, donne une grande
impression de fluidité. Ce n’est pas la première fois que Pierrette Fleutiaux
porte l’art du roman à son point le plus élevé. Mais peut-être ce livre-ci, est-il,
dans une œuvre commencée il y a bientôt trente ans, le véritable sommet.
Destiny (2016)
D’une part, Anne D., une Française qui a l’âge d’être
grand-mère – sa première petite-fille est sur le point de naître. D’autre part,
une jeune femme noire et enceinte, qui ne parle pas français, appuyée contre un
mur dans le couloir du métro, l’air de se trouver mal. Elles auraient pu ne
jamais se croiser. La jeune Africaine, dont le prénom est le titre du livre, Destiny, n’avait pas vocation à quitter
le Nigeria pour se retrouver à Paris. Anne aurait pu tourner le regard ailleurs,
faire mine de ne rien voir, comme beaucoup. Mais, portée par un sentiment
ambigu, elle décide d’aider l’inconnue et de l’accompagner à l’hôpital.
Sentiment ambigu ? Qu’y a-t-il d’ambigu dans un simple
geste de solidarité ? Ceci, sur quoi Pierrette Fleutiaux attire l’attention
sans très bien savoir encore quels sont les tenants et les aboutissants de la
relation naissante : « L’inconnue
lui appartenait. Ou elle lui appartenait. Comme si quelqu’un avait dit : “Vous
vous appartenez, elle et toi.” » Le dernier paragraphe du chapitre
initial dessine l’ombre d’une menace : « Sous
la voûte du couloir de métro, dans la rame bondée du métro, il y avait autre
chose encore. Un relent de prédation. La prédatrice : elle, l’autre ?
Non, juste de la prédation en suspension dans l’air. »
Beaucoup plus tard, quand les nœuds de l’histoire entre les
deux femmes auront été resserrés, et desserrés, et resserrés encore, Destiny
dira à Anna : « Vous avez sauvé
ma vie. » Mais, pour en arriver là, il aura fallu passer par bien des
malentendus et dépasser les clichés de part et d’autre : la Française vue
par la Nigériane, la Nigériane vue par la Française…
Vaincre les réserves qui surgissent après la spontanéité, ou
presque, du premier mouvement, est un obstacle non négligeable. Car toute la
vérité n’est pas dite en quelques instants et, derrière des mensonges faits par
pudeur, par prudence ou par calcul, tout cela très mélangé et presque
impossible à démêler, se masque une réalité irréductible aux idées simples.
Pierrette Fleutiaux, bien que concentrée sur les nuances d’une
amitié difficile, en forme parfois de dépendance, n’oublie pas le contexte
général, peu favorable à l’accueil de Destiny : « Dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit,
mais d’autres entités sont à l’œuvre, dans ce même pays ou ailleurs, qui
voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les
bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont
pleines de conviction ».
Le livre
porte la mention « récit » plutôt que « roman », laissant
supposer une implication de l’auteure elle-même, ou au moins d’une proche, dans
ce qui nous est raconté. Un fragment puisé au cœur de la multitude qui vit les
problèmes au quotidien. Mais un fragment qui en dit long sur les difficultés à
tout comprendre.