D'après certains écrits récents, le storytelling serait mort depuis 2008. Nous serions donc beaucoup à être des zombies ! Je vous explique pourquoi ce n'est, fort heureusement, pas le cas.
Evidemment, l'auteur de ces écrits est toujours le même : Christian Salmon. Je dis "toujours le même" parce qu'il a publié de nombreux ouvrages et autres supports de ses thèses, dans de nombreuses langues (dsl, pour ma part je n'ai été publié qu'en français et en espagnol).
Le storytelling est-il mort depuis 2008 ?
Ce qui est amusant, c'est que Christian Salmon annonçait en 2007 l'avènement du storytelling comme outil de manipulation des masses. Et au passage, c'était une grande malédiction qui nous menaçait. Seuls les artistes étaient à même de pouvoir tous nous sauver. Comme je suis gentil, je mets tous les liens qui permettent de se faire une idée par soi-même. Cette petite phrase n'est pas anodine, vous allez le voir...
En fait, pour Christian Salmon, l'apogée et le clap de fin du storytelling a été l'élection de Barack Obama. Que s'est-il passé entre 2007 et 2008 ? Mystère.
Et que font les entreprises (et organismes assimilés) et tous les autres utilisateurs depuis 2008 ? Si on en croit Christian Salmon : du tuilage. Du tuilage entre le storytelling et, donc, un nouveau monde. Ce nouveau monde, c'est l'ère du clash, incarnée parfaitement par Donald Trump, et par extension, les gilets jaunes. L'ère du clash, c'est d'ailleurs le titre de son dernier livre. Le temps du clash, la civilisation du clash (ou plutôt l'incivilisation du clash) c'est : "l'abondance et la dispersion des discours, la viralité, la volatilité, la guérilla, la virilité, la rivalité, la virulence, la violence, la transgression, la suite intemporelle des chocs, la surenchère...", comme il a pu le dire dans un interview donné au Figaro en février 2019. Bigre, c'est presque pire que la fin de l'Histoire revendiquée par Francis Fukuyama dans les années 1990 !
Les entreprises et tous les autres utilisateurs du storytelling ne fonctionnent pas avec un objectif de clash
Le problème, avec les affirmations de Christian Salmon, c'est qu'il part de l'exemple de la politique pour généraliser ses thèses à l'ensemble des utilisateurs du storytelling. C'est quelque chose que lui reprochais déjà dans le cadre de ses écrits de 2007, sur mon ancien blog (mais avec toujours des articles dont la lecture reste utile aujourd'hui). Et il continue aujourd'hui. A l'époque, les professionnels du storytelling anglo-saxons ne comprenaient pas ses positions, ou postures : beaucoup le voyaient comme un tenant d'une pensée gauchiste hostile aux entreprises. En réalité, je pensais et pense toujours que c'est une grande méconnaissance du monde des entreprises qui l'amène à transposer à leur univers ce qu'il valide pour le monde politique.
Qui peut croire que les entreprises sont depuis plus de 10 ans dans un tuilage les amenant à une stratégie du clash permanent ? Elles se sont formées, ont développé des storytellings, tout cela sans voir qu'elles allaient droit dans le mur (et, à l'heure actuelle, en étant toujours incapables de voir qu'elles se sont heurtées à un mur) ? Leur destin est se clasher entre elles ?
Les entreprises inventent et réinventent sans cesse le storytelling. Elles parlent de plus en plus de ce qu'il a toujours été : un story-making. Une co-construction d'une histoire commune avec leurs publics. Elles ne sont pas dans le monologue mais la co-création,
Les explorations du futur de la narration, notamment en combinaison avec les technologies, battent leur plein et cela nous amène à parler également des autres utilisateurs du storytelling que la politique et les entreprises. Que dire du milieu médical, qui souffre toujours d'un manque de storytelling notamment dans le relationnel médecins-patients ? Eux aussi ont un futur de clasheur slasheur ? On pourrait en citer d'autres, des utilisations du storytelling : je l'ai fait moi-même tout récemment s'agissant de la thématique des addictions.
Le storytelling a muté depuis longtemps
Envisager le storytelling comme une réalité aristotélicienne qui n'aurait pas évolué, donc, depuis Aristote, c'est aussi méconnaître les formes multiples des histoires. C'est donc méconnaître la très grande variété que recouvre le storytelling. Oui, on peut très bien avoir des histoires qui obéissent à la formule traditionnelle, complète des récits. Avec une intrigue, des personnages qui évoluent au fil de l'histoire, un protagoniste de l'histoire, un renversement majeur, une fin de l'histoire... Et même des histoires qui obéissent à la formule d'Aristote : début-milieu-fin.
Mais dans les organisations (entreprises ou autres), on n'a pas toujours affaire à des histoires qui ressemblent aux oeuvres de romanciers, de dramaturges ou de scénaristes de films. On y rencontre de toutes petites entités narratives, sans début, ni milieu, ni fin, sans que cela ressemble à une histoire. Shawn Callahan, expert australien bien connu du storytelling, avait donné un exemple il y a pas mal d'années. Tiens, au même moment ou Christian Salmon date la fin fin du storytelling.
Voici cet exemple (sous forme de dialogue au sein d'une entreprise) :
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Exactement ce qui est arrivé à X il y a 3 ans !
Et voilà : c'est une histoire, tout simplement parce que tout le monde dans l'entreprise sait exactement ce qui est arrivé à X il y a 3 ans, sans avoir besoin de re-raconter tous les détails des événements. Tiens, c'est aussi court qu'un tweet de Donald Trump !
Les théoriciens du storytelling ne sont pas en reste
Bakhtin (ou Bakhtine, écrit à la française), a théorisé les formes modernes du récit depuis longtemps. Pour lui, un récit moderne n'a pas forcément de début, ni de fin, peut débuter au milieu de l'histoire ou à n'importe quel autre endroit. C'est un storytelling fragmentaire. Quand on sait que Bakhtin est décédé en 1975, on mesure l'ancienneté de ce constat. Or, justement, Salmon justifie la fin du storytelling par la fragmentation des récits.
Boje, l'un des universitaires les plus prolixes dans la recherche sur le storytelling, est dans la même veine. Les histoires fragmentaires sont ce qu'il identifie comme étant le lot normal de la construction narrative. Pour résumer, selon lui, il existe une multitude d'antenarratives, fragments d'histoires en devenir, paris sur de possibles futurs récits plus structurés, qui se réaliseront, ou non. Là aussi, ce sont des réflexions anciennes : il les mène depuis les années 1990. Il continue aujourd'hui en menant des recherches sur ce qu'il appelle le storytelling quantique, fait de vagues narratives.
Je sais bien, pour avoir baigné dedans, qu'un travail de recherche, c'est 95% de reformulation de propos et 5% de nouveauté apportée. Mais la révolution annoncée par Christian Salmon me semble bien plus être une reformulation de principes déjà identifiés et intégrés il y a déjà de nombreuses comme faisant partie de la réalité du storytelling.
Et pour en savoir encore un peu plus sur le storytelling d'aujourd'hui